🥴 En overdose d'autofiction ? | #16
On n’en a pas marre de lire des auteurs et autrices parler d’eux et seulement d'eux ?
La nuit je lis, je prends des trains à travers la plaine. 📖
Je m’immisce entre les pages pour fuir le quotidien, découvrir d’autres vies, sonder de nouveaux possibles. Des drames et des joies. Des pays lointains et des personnages du bas de ma rue.
La nuit je lis, dormir ne permet pas assez. 💭
Les rêves sont fous, insaisissables. Ils nous échappent. Les livres, eux, nous marquent, nous transportent ; ils laissent une trace. Quelque chose qui changera pour toujours. Une citation qu’on emporte avec soi, un personnage dont on aimerait prendre des nouvelles.
Entre les pages comme dans les rêves, on peut fuir le réel, s’extraire de la vie ordinaire, avec ses kilomètres de vie morose (je ne promets pas que ce soit la dernière fois que j’emprunte des mots à Alain Bashung 🎶).
Et pourtant, c’est bien elle qui est sur le devant de la scène, glorifiée, « la vraie vie ».
Vous n’aurez pas échappé au phénomène de l’autofiction, porté aux nues (par certain·es) et source de succès en librairie ces dernières décennies. Nothomb, Debré, Angot, Carrère, Laurens, et tant d’autres.
Qu’est-ce qui se joue dans ce phénomène ? Comment expliquer un tel succès ?
On s’y attarde aujourd’hui.
Dans les semaines à venir, on traitera : du lien entre intelligence artificielle et littérature, de l’éducation à la lecture, des livres pour bébé et des prix littéraires (sauf si d’ici là, une nouvelle lubie m’enjoint de m’y plonger toute une journée pour écrire une news).
Si un de ces thèmes t’intéresse, te donne envie de témoigner ou te répugne, contacte-moi en réponse à ce mail. 📨
En attendant, parlons de soi sans parler de moi. La littérature du je à l’honneur 👇
Autofiction : un drôle de terme mêlant récit introspectif et fictionnel.
Au fond, on ne sait pas bien au premier abord de quoi il s’agit : est-ce un roman qui parle de soi (mais fictif) ou l’histoire d’une vie (non romancée) ? Ce ne serait rien d’autre qu’une sorte d’autobiographie ?
Si les mots « auto » et fiction cohabitent ici c’est bien qu’il s’agit de littérature, la littérature de soi.
L'autofiction est un genre littéraire qui consiste à parler de soi, mais en romançant sa propre histoire.
Serge Doubrovsky est le premier à avoir théorisé ce genre à la fin des années 70.
“Autobiographie ? Non.
C'est un privilège réservé aux importants de ce monde au soir de leur vie. Et dans un beau style.
Serge Doubrovsky voulait une autobiographie vivante et donc l'autofiction. Il la définissait à l'époque, en 1977, comme fiction d'événements et de faits strictement réels.” - Élise Hugueny-Léger, enseignante chercheuse en littérature française
L’autofiction repose sur des pactes, ceux de la vérité et de la sincérité.
L’auteur, le narrateur et le héros sont la même personne ; les faits et événements sont strictement réels. Et c’est pour ça que ça fonctionne, c’est un genre qui touche au coeur.
La dimension fictionnelle peut généralement faire intervenir les omissions, pour flouter certains détails, préserver autrui, ou s’inscrire dans le choix même de la narration.
C’est en partie ce qui énerve avec l’autofiction !
L’opacité de ce pacte. Comment déceler le vrai du faux et percevoir le « vrai moi » (et encore qu’elle est le vrai moi ?) de l’auteur·ice ? Est-ce qu’il ou elle se livre ou s’invente avec cet exercice ? Le soi qu’on présente ne peut pas être authentique, on ne dit jamais tout.
« Imaginez-vous, à me lire, que je fais mon portrait ? Patience : c’est seulement mon modèle » Colette, dans la Naissance du jour.
En dehors de l’écrivain·e, les autres personnages du roman, eux aussi bien réels, peuvent être atteints et ébranlés au risque de procès comme cela a souvent été le cas.
Et pourtant, s’il est question des autres, c’est bien plus souvent l’auteur qui se place au centre de son oeuvre par ce procédé narratif.
Moi, moi, moi, et rien que ça ?
On reproche souvent à l’autofiction son impudisme, la trop grande présence de l’auteur·ice dans son oeuvre.
C’est d’autant plus frappant que ce phénomène va de pair avec celui de la peoplisation des écrivain·es. Depuis l’avènement des émissions culturelles, les limites sont floues entre celle ou celui qui écrit, le personnage qu’il·elle construit et la personne qui vient présenter son oeuvre, le moi médiatique de l’auteur·ice.
Laquelle de ces représentations est authentique ? La fiction ne se cache-t-elle pas partout dans le réel ?
On peut voir un parallèle avec La recherche de Marcel Proust, même si l’on ne parle pas encore d’autofiction à l’époque. Le lien est trouble entre le je du roman, de l’auteur, et son artefact social.
Les années 90 n’ont rien inventé, mais le phénomène médiatique vient amplifier et servir cette narration et mise en scène de soi, qui va encore croitre avec l’avènement des réseaux sociaux.
Le véritable problème est-il ce genre littéraire ou la prolifération du je à notre époque ?
Depuis les années 90-2000, l’autofiction dérange à mesure que ce genre s’impose. Les succès en librairie cohabitent avec la lassitude de ces récits souvent taxés de narcissiques, égocentriques. À tel point que très peu d’auteurs osent endosser ce terme et s’en méfient pour ne pas se voir affublés d’une telle étiquette.
Annie Ernaux que l’on évoque fréquemment lorsqu’on parle d’autofiction se dédie de ce genre. Elle affirme que ce n’est pas ce qu’elle fait. Elle se sert de sa vie comme matérielle pour écrire le réel, en se situant du côté de la recherche et non de la fiction. Elle ne veut pas nous raconter d’histoires mais la vérité. Et pourtant, la littérature l’a rattrapée sous forme d’un Nobel.
Annie Ernaux revient d’ailleurs sur le sujet de l’écriture du je dans son discours du Nobel : son écriture lui permet de « déchiffrer une situation vécue, un événement et de dévoiler quelque chose que seule l’écriture peut faire exister et passer dans d’autres consciences, d’autres mémoires. »
Il ne s’agit pas de raconter sa vie mais de la déchiffrer, de donner des clés, de mener son enquête personnelle pour donner à voir rien d’autre que la société. Le je n’est pas égocentrique mais démocratique et exploratoire ; il devient transpersonnel et décrit le collectif, l’universel.
La notion féministe de l’intime politique surgit ici sans qu’on l’ait vue venir.
Et force est de constater qu’elles sont nombreuses les femmes en autofiction.
Delaume, Beauvoir, Camille Laurens et tant d’autres encore. Les femmes doivent-elles s’emparer de leurs récits pour faire émerger leurs voix ? L’autofiction permet-elle de se faire entendre dans une littérature plutôt genrée au masculin historiquement ?
Il se jouerait ici une question sensible, de documentation de la condition féminine, d’écriture à partir de son vécu et son intériorité pour dire l’universel (ou l’universel d’une moitié de la population au moins).
Ce qui compte ce n’est pas tellement de raconter sa vie mais que ce qu’on raconte ait un effet sur sa vie, ou celle des autres.
Car ces récits intimes et dits impudiques dévoilent une réalité. D’autant plus quand le récit vient de personnes minoritaires ou discriminées, manière de construire une oeuvre et de donner à voir un sujet.
Sans oublier la dimension cathartique qui entre en jeu pour l’auteur (bien que ce ne soit pas un genre thérapeutique à proprement parler), comme pour le lecteur et la société entière.
On pense forcément en ce moment au récent Triste Tigre de Neige Sinno (que je n’ai pas encore osé lire ; pour les mêmes raisons qu’avance Margaux Brugvin ici mais j’y viendrai à mon tour). La question de l’inceste y est explorée de manière personnelle mais avec une forme et une force universelle, pour contribuer à éveiller la société à ce sujet.
Finalement quand le sujet est crucial, nécessaire, qu’importe qui l’écrit et qui est le je ? On ne s’attachera pas à la personne en tant que telle mais à l’exploration du sujet.
Cela soulève la question de savoir d’où écrit un auteur ou une autrice, à partir de quel matériau. Son imagination seule ou son rapport à l’existence. Quelles voix désirent-ils faire entendre ? Que cherchent-ils à produire ?
S’il reste indéniable qu'à partir de son vécu, on peut écrire autre chose que sur soi, le choix de ce genre et de cette narration engage l’auteur·e. Cela confère une force au récit et une résonance accrue dans une époque qui glorifie l’être, l’individu et la mise en scène de soi.
Ce genre laisse à penser, à tort, que quiconque vit pourrait écrire sur son expérience, sur lui. Parler de soi comme sur un statut Facebook pour partager sa poisse du jour n’a rien à voir avec la volonté de dire une époque, de faire la lumière sur une condition, des faits universels, intimes et politiques donc.
Il ne suffit pas de retranscrire son existence pour faire oeuvre. Il faut user de ce matériel, le travailler, amorcer une recherche sur le style, la forme et les enjeux du texte pour que naisse la littérature.
Un bon récit d’autofiction tient sur un fil, en équilibre, là où se niche la différence entre se (la) raconter et se servir de son vécu pour écrire.
Pour aller plus loin
📺 A voir : le documentaire Moi, Christiane F, 13 ans, droguée, prostituée... - Une génération perdue. Si le livre n’est pas une autofiction à proprement parler, il dérange et continue à fasciner. Ce récit de la vie d’une jeune fille a ébranlé toute une génération et levé le voile sur un phénomène de société.
🎧 A écouter : le podcast sur le sujet de l’émission Sans oser le demander qui a infusé cette édition, avec Élise Hugueny-Léger Enseignante chercheuse en littérature française.
📙 A lire : si vraiment le sujet te passionne, plonge dans le livre d’ Élise Hugueny-Léger sur l’autofiction et les projections de soi.
C’est le moment où je dois avouer que je ne lis pas ou peu d’autofictions ?
J’ai un faible pour le romanesque, la poésie, l’onirisme, les histoires cousues de toutes pièces, si bien ficelées qu’elles passent pourtant pour la vérité. Mais la réalité, elle, parfois, je veux la laisser sur le pas de mon livre.
Alors voici une sélection de romans où l’auteur·e se joue du je pour raconter « la vraie vie » (avec toujours une part belle à cette rentrée littéraire) .
🐉 Les dragons, Jérôme Colin.
Tendre et violent à la fois, adolescent. Ce roman questionne la normalité et laisse sans réponse, sans voix. On y découvre des jeunes qui grandissent à contre-courant, et parfois sans courant du tout.
Le jeu qu’entretient l’auteur avec la narration à la première personne (son personnage s’appelle comme lui, sa femme aussi…) brouille intentionnellement les pistes. Jérôme Colin confie (dans une rencontre à la librairie L’instant à revoir ici) qu’il lui importe peu qu’on pense que tout ça lui est arrivé, il n’y a aucune honte à être à la marge ; dans une volonté que la société entière ouvre les yeux sur cette triste réalité.
Les Dragons est l'histoire d'un coup de foudre entre adolescents plus normaux qu'il n'y paraît. Un cri d'amour pour ces enfants que notre société cache, mais qui disent tant de nous. Jérôme a quinze ans. Il est en colère contre ses parents qui sentent le vieux. Contre le monde qui le rejette. Contre les monstres qui l'empêchent de dormir. Contre lui surtout. Sur décision de justice, il est interné dans un centre de soins pour adolescents. Là, il rencontre les dragons, ces enfants détruits par leur famille, l'école ou l'époque. Parmi eux, il y a Colette. Crâne rasé, bras lacérés, noir sur les yeux. Elle veut mourir. Il veut l'embrasser. L'emmener loin d'ici.
🔥 Le bûcher des illusions, Frédéric Brunnquell.
Il est littéralement ici question de « la vraie vie ». L’auteur, reporter et documentariste, rend compte du quotidien des Français qu’il a rencontrés, celles et ceux qui survivent et luttent. Ces gens qui pourtant ne font que vivre. Le livre donne lieu à une série de portraits dans leur intimité, pour laisser une trace de cette humanité là.
Si tu as, comme moi, entretenu une relation distante avec le mouvement des gilets jaunes, un des fragments de ce recueil remet par exemple certaines choses en perspective. Intéressant pour questionner son rapport au monde.
« J'ai vécu des mois avec ces personnes. J'ai essayé de les comprendre. Tous m'ont ému. Je me suis pris à extrapoler leurs vies pour leur accorder le droit au romanesque. Il était une fois... » Enfin ils parlent. Ils osent exposer leur ressentiment, s'ouvrir aux autres, sortir le mal-être de leurs tripes. Gagnés par un courage collectif, ils partagent leurs faiblesses, dévoilent ces sentiments jugés honteux et trop longtemps refoulés. Depuis des années, ils vivent arc-boutés contre une société idéalisée de winners individualistes qu'ils ont chacun, à un moment de leur vie, espéré rejoindre. Les plus aisés ont construit des piscines et acheté des voitures, les plus pauvres espèrent des logements sociaux et beaucoup d'entre eux croulent sous les dettes des crédits à la consommation. Ce jour-là, sous le toit en bois de palettes recyclées, les masques tombent.
❤️🔥 La peau sur la table, Marion Messina.
Coup de coeur moins “vraie vie” mais qui s’inscrit dans la même veine que le bûcher des illusions. On découvre ici une France à bout de souffle, dans une version plus romanesque, plus vibrante, avec un style qui porte et cogne bien davantage.
C’est la France moyenne. Celle d’en bas aussi. La France comme elle vient avec ses êtres banals, pleins de failles mais attendrissants. Les personnages mêmes les plus secondaires sont dépeints avec finesse, très justement. Ils sont tous bercés par leur époque et ses actualités mornes, ses scandales à la petite semaine, ses commentaires sur tout et les indignations à fleur de peau.
Sans que Marion Messina ne dévoile rien d’elle directement, elle dresse un portait acerbe et grinçant de notre époque (légèrement dystopique).
Mère célibataire, institutrice sous pression, Sabrina perd ses nerfs en classe et sent son destin basculer. Docteur en littérature comparée, Paul a renoncé à courir derrière des postes précaires à l’université pour devenir boucher dans un coin perdu d’Ardèche. C’est là qu’il fait la connaissance d’Aurélien, paysan que l’absurdité administrative et la ponction capitaliste poussent inexorablement vers la faillite. Autour d’eux la France brûle. Le suicide spectaculaire d’un étudiant devant l’Assemblée nationale a provoqué une immense colère d’un bout à l’autre du pays. L’armée ne va pas tarder à entrer en scène. Le système est à bout de souffle, mais il tient bon. Et continue vaille que vaille de gérer un cheptel humain trop prompt à troquer la liberté contre l’illusion de la sécurité. Jusqu’à quand ?
OK j’ai un peu triché ! 🫣
Mais on ne m’en voudra pas après avoir découvert ces belles lectures. 😊
Pour celles et ceux qui attendent de vrais recos d’autofiction, je laisse la place à cette sélection du magazine mauvaise graine.
C’est tout pour aujourd’hui.
Rendez-vous dans deux semaines sur un nouveau thème, toujours littéraire.
D’ici là bonnes lectures, autofictives, fictives ou les pages bien ancrées dans le réel. 👋