Bienvenue dans cette 24ème édition de Aux livres, etc. 📚
Pour celles et ceux qui viennent de nous rejoindre, on aborde toutes les deux semaines une thématique liée à la littérature et à la lecture.
Ici, on se penche davantage sur l’acte de lire que sur celui d’écrire, en se situant du côté des lecteurs et lectrices.
Mon objectif : redonner une place de choix aux livres dans nos vies, arpenter le monde littéraire sans se prendre au sérieux, ouvrir le dialogue et échanger des recommandations.
Retrouve la genèse du projet par ici pour en savoir plus.
Je dois vous avouer qu’un de mes plus grands complexes est de ne pas avoir fait d’études littéraires. Ça me procure un certain syndrome de l’imposteur, que je tente de combattre avec cette newsletter et les recherches que je fais dans ce cadre.
Je me sens illégitime.
Le comble c’est que j’ai osé refuser un stage en tant qu’assistante-éditrice chez Flammarion à la fin de ma deuxième année d’étude. Pourquoi ? Parce que j’ai obtenu un stage mieux rémunéré ! Quand j’y repense je ne peux m’empêcher d’avoir honte, et un gros regret, même s’il m’aurait peut-être finalement emmenée vers une autre voie. Mais à l’époque, j’ai été poussée par un besoin d’être à la hauteur de mes amis avec des salaires plus conséquents et motivée par l’idée de me payer plus de livres, de cocktails et de bons restos. (OK mes postes de dépenses principaux n’ont absolument pas évolué en quinze ans, tout va bien !)
Qu’à cela ne tienne, j’ai forgé ma culture littéraire toute seule, avec des essais, des colloques ou cours vidéos, des discussions, des lectures évidemment.
Cela ne remplacera jamais une khâgne ou des études de lettres mais je combats mon syndrome de l’imposteur et j’assume pleinement ma passion.
Mais cela me ramène toujours aux mêmes interrogations : qui suis-je pour critiquer un roman ? Est-ce que j’en ai même le droit ?
C’est une question qui m’obsède depuis un moment, je partage avec vous mes observations et réflexions sur le sujet, si vous aussi vous sentez illégitime lorsque vous critiquez un livre ou si vous regardez d’un air blasé les personnes qui osent le faire.
Je m’appuie ici principalement sur deux sources : l’ouvrage universitaire de Samuel Baudry, D’où vient la critique littéraire et une conférence du service culturel du journal Le Monde, A quoi la critique culturelle sert-elle, à laquelle j’ai assisté en décembre dernier.
Pour qui se prend-on ? Qui est-on pour juger, au hasard, Shakespeare ?
On peut dire qu’on aime ou qu’on n’aime pas (en réalité, qu’on est touché ou pas par) Hamlet, mais peut-on dire (comme le pense cet internaute, ou quasi) que c’est une œuvre à jeter au feu ? Alors même qu’elle a influencé par la suite tant d’auteurs, cinéastes, dramaturges et j’en passe ?
La critique a toujours accompagné l’acte littéraire.
Mais le sens du mot critique a évolué avec le temps et la place du livre.
À l’Antiquité on lit pour s’éduquer, pour prendre modèle sur quelqu’un et on le fait à l’école. On enseigne la grammaire et la rhétorique à travers les textes. La critique est donc plutôt une forme d’étude littéraire, de commentaire. Il y a une forte dimension d’apprentissage qui va perdurer au fil des siècles (et dont on a hérité l’exercice du commentaire de texte qui perdure au bac).
Quand une littérature de divertissement voit le jour à la fin du Moyen Âge, les écrivain·es sont les premiers critiques littéraires en commentant leurs propres œuvres pour en faire ressortir les aspects moraux, éthiques ou politiques. L’auteur·ice s’adresse au lecteur (souvent en prologue) pour indiquer le sous-texte et expliquer sa démarche, pour justifier ce qui peut être appris sous couvert de divertissement.
Au XVIIe, l’essor des salons et académies de lettres accentuent les discours critiques autour de la littérature, qu’ils soient d’une part mondains, de l’autre plus officiels (pour ainsi dire sponsorisés par l’état). Il est intéressant de voir que la critique passe essentiellement par la conversation, le débat, voire les querelles. C’est alors un genre entièrement oral dont on n’a pu découvrir qu’une infime partie qui a été conservée et publiée. L’ancêtre de nos book clubs modernes ?
Le XVIIIe est un grand tournant pour la littérature, la lecture se démocratise avec les progrès de l’imprimerie, de l’éducation, le développement des bibliothèques et de la presse surtout.
C’est le début de la marchandisation littéraire qui marque aussi une nouvelle ère pour la critique, qui prend des formes proches de celles qu’on lui connait aujourd’hui.
Les revues se multiplient pour servir de guide au lecteur et éclairer ses choix, parmi une offre de plus en plus large et chère.
Le ton se veut piquant, les textes sont travaillés, mais restent très courts. Les auteurs critiques sont des journalistes ou des éditeurs masqués, les avis n’étant pas signés.
On juge alors surtout un livre à la vie de son auteur, à son contexte d’écriture et à sa morale. Ce n’est qu’avec des concepts philosophiques du XIXe que l’on commencera à parler de génie littéraire, de sublime, de style. Emmanuel Kant ouvrira ce champ en distinguant jugement de valeur et jugement esthétique, les deux étant jusque là (1790) liés.
La notion de créativité voit le jour et prime sur la rigueur moraliste, religieuse ou politique. La poésie devient un art suprême et les critiques se stylisent, prennent des formes hybrides qui se rapprochent parfois du support traité.
Au début du XXe, le critique littéraire se professionnalise. L’un d’eux, Thibaudet, distinguait alors trois grandes familles de critiques : la critique spontanée, faite par le public ; la critique des artistes, faite par les écrivains eux-mêmes ; la critique des professionnels, dont le métier est de lire et d’écrire des livres.
Puis, elle se deprofessionnalise… (en partie) avec l’avènement d’un nouveau chamboulement pour le monde (du livre) : Internet.
Pour citer Samuel Baudry, les voix des lectrices et des lecteurs (ordinaires, disparates, vivantes et passionnées) arrivent au centre des dispositifs critiques. Ils et elles rejettent les normes académiques de distance émotionnelle et morale, s’identifient sans scrupules aux personnages qui les touchent et condamnent fermement ceux qui les dérangent ; ils et elles plongent dans la haute littérature aussi facilement que dans la culture la plus commerciale ; et surtout ils et elles présentent leurs avis ailleurs et autrement que dans des articles ou des conférences.
Les recommandations statutaires (des professeurs, académiciens, etc.) font place à des recommandations horizontales de lecteur à lecteur, sans gage professionnel.
La critique devient communément « l’expression personnelle d’une expérience subjective ».
Alors peut-on se fier aux critiques pour choisir un livre ? Qui écouter dans cette pléthore d’avis subjectifs ?
Choisir ce qu’on lit c’est décider de consacrer x heures de son temps à tel ou tel récit. Il y a là un gros enjeu à l’ère de l’attention.
Les critiques « professionnels », bien souvent journalistes, ont un objectif d’information. Selon Jean Birnbaum, directeur du Monde des livres, leur rôle est celui de guide dans les parutions littéraires, de dénicheurs d’émotions, de textes qui touchent et non un rôle de prescription « marketing ». Ils ne s’intéressent pas aux ventes.
Leur métier se traduit par « un corps à corps avec le texte, un acte de sincérité. »
Les critiques culturels éclairent les lecteurs en assumant leur émotion et au regard de leur bagage littéraire. Ils sortent du goût personnel pour aller vers le ressenti et ce qui touche au référentiel culturel.
Audrey Fournier (critique séries au Monde) signale que « c’est là que se niche la différence entre un métier et un hobby, un réflexe après un acte de consommation. Quand on fait de la critique son métier, 8 à 10h par jour, le temps passé à travailler sa critique et la construction d’un patrimoine au préalable sont nécessaires. L’avis d’un “particulier” est sincère et vient du cœur mais ne sera pas forcément le fruit d’heures de travail et d’acquisitions culturelles. »
Avis, recommandation, critique, est-ce que ça fait une différence ?
Si chacun peut donner son avis (on le constate assez vite en poussant la porte d’un café en France, on ne nous en empêchera pas), l’émetteur d’une critique a son importance dans sa réception. Le jugement de mon boucher, d’Augustin Trapenard, d’un professeur en lettres ou de ma libraire n’auront pas le même poids ni le même impact sur moi.
C’est là que le bât blesse, avec les systèmes de notations 5 étoiles en ligne qui peuvent biaiser la perception critique d’une œuvre (qui sont les lecteurs qui ont émis ces avis ?).
Par ce phénomène étrange, un roman de Mélissa Da Costa se retrouve mieux noté qu’Hamlet de Shakespeare.
Le but de la critique est de mettre en avant l’intérêt de lire tel livre.
Une bonne critique s’appuie sur le texte, son style et le fond. Elle dévoile (sans divulgâcher) ce que l’on y trouve et ce que le lecteur en a pensé. Cela peut être une production assez littéraire ou quelques phrases plus lapidaires.
Surtout, ce n’est pas nécessairement être savant, c’est une recommandation. C’est parler de là où l’on est pour prescrire un livre, offrir les clés de lecture de notre sensibilité pour que les lecteurs de la critique puissent s’identifier. On trouve de très bons critiques sur Babelio et consorts.
Selon moi, la critique, à la différence d’un avis, peut et doit se doter d’éléments circonstanciels pour avoir une valeur : qui est son auteur, quel contexte prévaut à sa rédaction, quel recul littéraire ou sur le sujet et quels arguments sont avancés pour soutenir le propos.
J’aime percevoir dans une critique la subjectivité de l’auteur et un certain recul sur son acte même de jugement.
Il est donc intéressant de lire (et rédiger) des critiques avec un regard… critique.
Dans un monde où le livre est un bien de consommation, avec un nombre de parutions démentiel chaque année, la critique s’impose et reste nécessaire pour guider nos choix, pour mettre en lumière les textes les plus forts, innovants, pertinents, au regard de textes passés. Cela nous ramène aussi à la question de pourquoi on lit et donc sur la base de quels critères on va choisir ses lectures, et les juger. Lit-on dans une portée d’instruction, d’élévation morale, de plaisir esthétique, de pure récréation, etc. ?
Les réponses à ces questions et nos choix relèvent de facteurs sociaux, politiques, circonstanciés que l’on doit avoir en tête lorsque l’on produit ou reçoit un discours critique. Qui me parle ? Quelle est sa place, son objectif ? Sa subjectivité me touche-t-elle ?
Quand j’adopte ce regard en scrollant sur Instagram (toi aussi tu les vois ces vidéos « les 5 livres qu’il faut absolument avoir lus » ?), je m’étonne de ne pas savoir qui me parle. Quelle valeur accorder à cette influenceuse dont je ne connais rien ? À quels autres ouvrages qu’il ou elle a chroniqué je peux me raccrocher ? Quels éléments met-il ou elle en avant et y suis-je sensible ? (Souvent, aucun argument, les vidéos montrent juste une série de livres random et j’enrage !)
On pourrait me renvoyer la même critique ? Touché. Je l’admets, je ne prétends pas adresser me recommandations à tout le monde ; si tu ne lis que des romans de science-fiction je ne suis pas sûre d’être de bons conseils pour toi (à moins que tu souhaites élargir tes horizons et découvrir d’autres choses autour du monde du livre 😇). Apprends à me connaitre et juge-moi, évalue l’utilité et la pertinence de mes recommandations pour toi (tu peux toujours me suivre juste pour les thématiques, bien entendu).
Je laisse bien des questions en suspens mais peut-être y reviendrai-je ; la critique est un domaine passionnant parce que hautement subjectif et sensible, ce qui en fait par nature un champ qui ne semble pas menacé par l’intelligence artificielle. Bien que des algorithmes recommandent d’ores et déjà des livres, les discours critiques sont encore, me semble-t-il l’apanage des hommes et femmes de chair, d’os et d’opinions.
Quittons-nous sur quelques bons mots critiques qui laissent à entendre que tout le monde a droit à l’erreur, alors osons !
A propos de : Les Fleurs du mal (1857) de Charles Baudelaire : « D’ici un siècle, l’histoire de la littérature française ne mentionnera cette œuvre que comme une simple curiosité. » Émile Zola.
A propos de Notre-Dame de Paris (1831) de Victor Hugo : « Je viens de lire Notre-Dame de Paris […] : deux belles scènes, trois mots, le tout invraisemblable, deux descriptions, la belle et la bête, et un déluge de mauvais goût — une fable sans possibilité et par-dessus tout un ouvrage ennuyeux, vide, plein de prétention architecturale — voilà où nous mène l’amour-propre excessif. » Honoré de Balzac
A propos de Madame Bovary (1857) de Gustave Flaubert : « Monsieur Flaubert n’est pas un écrivain. » Le Figaro
Une seule recommandation pour finir.
Un tout petit texte, réjouissant, jouissif même devrais-je dire, salutaire, qui s’inscrit dans le prolongement de cette newsletter !
Clémentine Beauvais est connue pour ses romans jeunesse et un essai didactique sur la littérature jeunesse. Je ne l’ai jamais lue. J’ai été ici attirée par le titre de l’ouvrage et la réputation de l’autrice.
Elle nous invite dans ce très court texte (un fascicule) à nous réapproprier le plaisir de la lecture.
Il est question d’éducation au plaisir de lire et de déconstruction de nos goûts littéraires, pour jouir encore plus de cet acte. Cet ouvrage peut d’ailleurs servir de guide aux réflexions sur ses lectures et à la critique. Une critique où l’on est attentif à ses émotions, aux liens avec le texte, aux ressentis.
« Jouir de la lecture commence par : identifier ses plaisirs “immédiats”, et se dire que même si c’est cool, c’est sans doute pas suffisant ; que c’est dommage d’en rester là ; que ça pourrait être encore mieux. »
Vous l’aurez sans doute deviné, il s’agit de Comment jouir de la lecture de Clémentine Beauvais.
Un texte que je recommande à celles et ceux qui aiment lire, qui veulent s’y remettre ou qui ont envie de prendre du recul sur leur pratique.
Un texte si court qu’il vous laissera tout le temps de l’apprécier, de le méditer et l’envie d’y revenir, comme un plaisir coupable et libérateur.
C’est tout pour aujourd’hui ! 🤓
Bonnes lectures et à bientôt avec de nouvelles explorations littéraires. 👋
Toujours aussi intéressant Julia bravo !!!
Ne pas mettre au feu ou jeter le bébé avec l'eau du bain .... mais partager ses emotions, ses appréciations ou dépréciations. Chaque livre peut toucher son public. Et comme on le dit en ostéopathie et en yoga (si si la gestion de ton budget a changé en 15 ans, tu as rajouté le yoga :-) ) mieux vaut mal bouger que ne pas bouger du tout. Et bien mieux vaut lire (même Arlequin ... oups jugement de valeur sous-jacent) que ne pas lire du tout! Merci encore pour cette belle lecture!