Littérature et féminisme
La littérature, une arme pour le féminisme. Interview de Camille Giry, militante féministe pour clore (pour le moment) notre exploration sur le genre et la lecture.
Bienvenue dans cette 26ème édition de Aux livres, etc. 📚
Pour celles et ceux qui viennent de nous rejoindre, on aborde toutes les deux semaines une thématique liée à la littérature et à la lecture.
Ici, on se penche davantage sur l’acte de lire que sur celui d’écrire, en se situant du côté des lecteurs et lectrices.
Mon objectif : redonner une place de choix aux livres dans nos vies, arpenter le monde littéraire sans se prendre au sérieux, ouvrir le dialogue et échanger des recommandations.
Retrouve la genèse du projet par ici pour en savoir plus.
Je préfère lever le doute tout de suite…
Il se trouve que cette édition parait un 8 mars et c’est un hasard.
Elle aurait pu être publiée un tout autre jour, au hasard du calendrier ; elle aurait d’ailleurs dû être envoyée il y a deux semaines, mais j’ai décidé d’introduire le thème avec l’article sur genre et lecture, qui ouvre le sujet.
La vérité c’est que cette édition j’ai envie de l’écrire depuis le début du germe de l’idée de cette newsletter.
Dans mes premières notes de réflexion pour Aux livres, etc. (qui devait alors s’appeler ex-libris pour celles et ceux qui suivent), on peut lire « Littérature et féminisme -> interroger Camille ? ».
Camille, c’est mon invitée du jour.
Camille Giry, comédienne, à l’affiche du brillant seule en scène Moyenne (à Paris et en tournée), créatrice de contenu (que tu connais peut-être pour son duo Camille et Justine), podcasteuse (avec Justine encore, dans on s’tient au jus), scénariste, réalisatrice et militante féministe. ✊
Elle a donc quelques cordes à son arc pour parler des mots, de textes puissants, et de combats féministes (mais pas seulement)… Le 8 mars, comme tous les autres jours de l’année.
Avec Camille, on s’est retrouvée dans un café un après-midi gris de février pour parler de Simone de Beauvoir, de mots qui sonnent bien et de ceux qui donnent des armes. De féminisme et de livres donc.
Je lui laisse la parole, dans la retranscription de cette interview, avec comme toujours ses recommandations de lecture à la fin de cette édition.
Sans oublier un petit rappel, c’est mardi ! 🤓
Viens avec ton propre livre ou sollicite les conseils des libraires sur place le jour J pour choisir l’heureux élu (il est alors conseillé d’arriver avant 19h s’il te plait).
Merci Camille de m’accorder de ton temps pour aborder ce grand sujet ensemble. Je sais que tu lis beaucoup d’essais féministes parce que tu les partages souvent sur ton compte Instagram ; qu’est-ce qui est venu en premier : ton militantisme ou les lectures féministes ?
J’ai d’abord eu des engagements. Je lutte contre les injustices depuis que je suis petite, avec un niveau de connaissance qui a évolué. Les essais m’ont apporté des preuves et des chiffres, pour conforter des idées que je pouvais avoir ou ressentir. Ça m’a permis de confirmer des intuitions avec des théories et de forger des arguments pour étayer mes conversations.
Lire encourage le militantisme, tu constates que tu n’es pas la seule à penser certaines choses.
Lire des essais, ou écouter des podcasts documentaires d’ailleurs, car pour moi ce sont deux supports assez équivalents en termes de savoir. J’ai notamment beaucoup écouté un podcast à soi pendant les confinements. Les formats longs comme LSD de France Culture permettent de creuser des thématiques et apportent énormément d’informations.
Je crois savoir que tu t’es ouverte aux lectures féministes avec un de ses livres fondateurs, le Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir, comment as-tu abordé la lecture de cet essai très dense ?
Avant le Deuxième Sexe je n’avais jamais lu d’essais. J’ai toujours beaucoup lu mais surtout des romans, du polar ou du théâtre quand j’étais au Cours Florent. Je ne savais même pas ce que ça représentait de lire un essai. Pour moi un livre c’était une histoire. Le Deuxième Sexe, ça a été autre chose !
Je l’avais acheté comme un classique, un livre de base et grâce au confinement j’ai pu prendre le temps de le lire. Parce qu’il est complexe à aborder en effet, je ne sais pas si j’aurai réussi à en venir à bout sinon. D’ailleurs, le tome 2, je n’arrive pas à le terminer.
Pendant le confinement je me suis créé une routine, je lisais 50 pages par jour et ça me prenait une heure ! C’est pas mon rythme habituel, ce texte est dense. Je faisais chaque jour des débriefs en Story sur mon compte Instagram, ce qui me permettait d’ancrer les idées.
(Elles sont toujours accessibles sur son compte - voir la dernière Story épinglée “Simone de B”.)
La complexité et la densité du texte ne t’ont pas refroidie ?
Ça m’a permis d’attaquer par un essai un peu dur qui m’a ouvert à d’autres lectures plus faciles. Surtout, j’aime les textes bien écrits. C’est sans doute très subjectif, mais même si un livre est intéressant, je ne peux pas le lire si c’est mal écrit ; et le Deuxième Sexe, c’est bien écrit.
Ce texte a paru en 1949, il ne t’a pas semblé dépassé en le découvrant en 2021, plus d’un demi-siècle après ?
Il n’est pas daté justement, c’est dingue. C’est aussi ce qui fait que je l’ai aimé et que j’ai autant eu envie d’en parler. Ce n’est pas l’analyse du comportement d’aujourd’hui ou de son époque, c’est de l’histoire. Quand tu expliques l’origine, le pourquoi du patriarcat, c’est du passé. Elle fait notamment des parallèles avec des observations chez certains animaux, c’est une partie hyper intéressante. (On l’entend dans ses Story citées plus haut.)
Est-ce qu’on peut dire que ce livre t’a ouvert la voie aux lectures féministes ?
Oui, ça a été un déclencheur, il m’a ouverte aux essais, à cette littérature féministe. Peut-être d’ailleurs que si tu commences par d’autres textes, tu n’as pas besoin de lire le Deuxième Sexe car c’est une base ; beaucoup de ses idées ont essaimé d’autres livres. Et Simone de Beauvoir avait elle-même déjà dû piocher dans des livres plus anciens que je n’ai pas lus.
Quelles portes littéraires est-ce qu’il t’a ouvertes ?
J’ai compris avec le Deuxième Sexe ce qu’était un essai ; j’ai compris l’intérêt d’en lire quand je me suis mise à corner des pages, à souligner des passages, à prendre en photo un extrait pour pouvoir le partager.
« Si les gens lisaient plus d’essais, plus de livres avec un fond, on en ressortirait grandi. Si on faisait plus cet effort-là, il y aurait moins de gens fermés d’esprit. »
Après j’ai enchainé avec Mona Cholet parce que j’entendais beaucoup parler d’elle. J’ai lu Sorcières que j’ai beaucoup aimé. Notamment parce que je trouve que le génocide des sorcières est très méconnu, on n’a pas conscience de ce que ça représente. Pour beaucoup de gens dont je faisais partie, c’était juste une histoire de femmes bizarres qui avaient des pouvoirs. On pressentait un peu que c’était sexiste mais en réalité c’est une histoire de féminicides, pure et simple. C’est une excuse, complètement systémique et protégée par l’état, pour se débarrasser de femmes qui dérangent, toutes celles qu’on a toujours du mal à voir ou à considérer aujourd’hui : les lesbiennes, les femmes les plus âgées, les femmes mystiques, les accoucheuses, les savantes, les soigneuses.
Ensuite, j’ai voulu lire Beauté fatale mais je n’ai vraiment pas accroché, je l’ai trouvé daté justement, plus du tout dans l’air du temps.
Puis, je ne me suis pas arrêtée, j’ai lu plein d’essais.
Tu aimes partager tes lectures en Story sur Instagram, qu’est-ce que cela t’apporte à toi ? Et à ta communauté ?
Parler de mes lectures me permet de vulgariser les idées, de les valider, de bien les ancrer et bien sûr de les partager avec celles et ceux qui me suivent.
Je l’ai refait récemment sur La crise de la masculinité de Francis Dupuis-Déri que j’adore, un anarchiste québécois méga féministe très cool. Son livre porte vraiment sur ce mythe, pourquoi la fameuse crise de la masculinité n’existe pas et que globalement ce sont juste les hommes qui chouinent. Ça fait du bien de lire ça, écrit par un mec, même si je n’ai lu que des essais de femmes en dehors de celui de Francis (oui c’est mon pote, je l’appelle par son petit nom).
Ma communauté est assez réactive à ça, j’ai des retours de personnes qui vont acheter le livre ; il y aussi des gens qui n’aiment pas lire et c’est OK. Ça me permet de leur transmettre des idées à mon échelle, sans qu'ils et elles se confrontent à une activité qui ne leur plait pas.
C’est ton moyen de mémoriser ce que tu lis ?
J’essaye de noter les chiffres, les données issues d’études, j’en ai partout. J’ai des livres cornés, des livres soulignés, certains dont j’ai pris des photos, d’autres pour lesquels j’ai ouvert une note sur mon téléphone, mais tout ça est dispersé. Je n’ai pas de méthode. Parfois, je me fais des notes sur des sujets qui m’intéressent et je compile les différents arguments et chiffres que je croise pour pouvoir les ressortir dans des moments où je suis en débat mais j’éparpille un peu trop.
Je suis reconnue comme une féministe engagée donc on vient me chercher régulièrement sur ce genre de questions. C’est assez courant donc j’ai intérêt à être armée.
Est-ce qu’on peut dire que c’est ce que la lecture apporte à ton militantisme ? Des chiffres et des arguments ?
Pas seulement, les essais me permettent de valider ce que je pressens. Quelqu’un a fait des analyses ou une étude et a mis des mots sur une intuition. Ça confirme certains de mes raisonnements que je ne suis plus seule à penser, ils ont été théorisés. Ça aide aussi à mieux formuler une sensation, ça donne du poids et une crédibilité à ce que je ressentais.
Quand on argumente en tant que militant·e et encore plus en tant que féministe, on attend de nous des preuves, des chiffres, qu’on ne demande jamais à Zemmour par exemple ; nous, on a intérêt à les avoir !
« La littérature féministe est une arme. »
Qu’est-ce que la littérature transmet ou rend possible qu’on ne trouve pas dans les autres médiums ?
Ce que la littérature permet d’inédit pour moi c’est l’écriture, j’aime les belles phrases. Je peux relire une phrase trois fois et m’extasier « ça, j’aurais aimé l’écrire de cette manière ». Cette sensation, tu ne la retrouves nulle part ailleurs. J’adore l’écriture et les mots.
Cela vient aussi du fait que j’adore lire ; pour moi c’est une activité évidente. La lecture a toujours fait partie de moi ; dans ma famille, c’est naturel. Si je me mets dans la peau de quelqu’un qui n’aime pas trop lire, c’est moins évident. Parfois la BD peut aider des personnes pour qui ce n’est pas une habitude mais ça ne sert à rien de vouloir convertir à tout prix des non-lecteurs, ça ne marche pas et ce n’est pas mon but. Il y a d’autres moyens d’accéder au savoir.
Tu lis aussi des romans ?
J’en lis moins. Quand j’ai envie d’une lecture facile et rapide, je me tourne toujours vers les polars. Dans ces cas-là, je ne m’attache pas aux questions féministes, même si je vais tout de suite fermer un livre avec des personnages problématiques, ça me dérange forcément. Mais je peux lire des romans qui ne sont pas particulièrement engagés.
Mo Hayder, mon autrice préférée, est décédée malheureusement ; je recommande à celles et ceux qui apprécient le polar cette formidable autrice britannique.
J’aime aussi les livres de Louise Mey qui pour le coup est une autrice féministe. Je recommande notamment la deuxième femme, qui est vraiment très bien, sur le mécanisme d’emprise.
Parmi les autrices que j’aime bien, je citerai Tony Morison, qui a une plume plus difficile à lire mais un univers incroyable, important en terme de représentation, et les livres de Sally Rooney, très modernes, et souvent adaptés en série pour faire le lien avec celles et ceux qui préfèrent ce format-là.
Est-ce que tu ne lis que des femmes ?
C’est un vrai choix politique. Pour reprendre la thématique qu’Alice Coffin avait lancée sur le débat public, c’est pas qu’on ne veut plus lire les hommes pour les mettre à la poubelle, mais force est de constater que nos bibliothèques sont remplies d’auteurs.
Quand je regarde en arrière, je vois tous les livres de théâtre que j’ai lu au Cours Florent, il y a 90 % d’hommes ; je ne sais même pas quelle autrice j’ai pu lire en théâtre. Les polars, heureusement que je connais Mo Hayder, sinon que des hommes. Il y a peut-être une autrice pour dix livres. Ça forge forcément notre regard et notre éducation. J’en ai assez, j’ai été trop éduquée à lire au masculin, aujourd’hui je n’ai plus envie. Et si je veux être engagée et militante, je ne vais pas lire un mec qui a théorisé un sujet qui le concerne pas. Enfin, si j’achète des livres écrits par des femmes, elles ont plus d’argent, plus de pouvoir, c’est aussi un vrai choix, un élan, un acte militant.
Merci beaucoup Camille. J’adore l’idée de la littérature comme une arme pour les militant·es, je la retiens précieusement.
Place aux recos !
4 recommandations de Camille, féministes, mais pas que !
Un essai facile pour commencer.
👨 En bons pères de famille, Rose Lamy.
Rose est l’autrice derrière le compte préparez vous pour la bagarre qui s’attèle à défaire le discours sexiste dans les médias. Cet essai porte sur une thématique passionnante : détruire le mythe du monstre et arrêter de croire que les agresseurs sont des créatures diaboliques. Un agresseur, c’est un bon père de famille.
La plume m’a plu, il est plutôt rigolo, bien écrit tout en restant simple et pas très long. Il apporte des exemples très concrets de notre société actuelle. C’est une bonne entrée en matière pour découvrir les essais féministes.
Un livre qui t’a particulièrement touché
🇩🇿 Sensible, Nedjma Kacimi
Sur un tout autre sujet, Sensible parle de la guerre d’Algérie et de notre rapport à cette histoire-là qu’on ne veut pas regarder en face. L’autrice prend le temps de faire des parallèles inattendus (avec Poil de carotte par exemple) et d’un coup il y a un twist qui dévoile son propos avec force.
J’ai adoré ce récit que j’ai trouvé très bien amené. En tant que personne antiraciste mais pas concernée de manière intime, j’ai mis du temps à creuser ce sujet, tout en admettant que je n’y connaissais pas grand-chose.
Ça m’intéresse aussi beaucoup de lire sur les thématiques raciales que je ne maitrise pas ; belle découverte grâce au podcast Kiffe ta race.
Camille présente cet ouvrage plus en détails par ici.
Un roman jeune adulte, dystopique et prenant
👧 L’année de Grâce, Nathalie Peronny
Je l’ai dévoré l’année dernière ! Je l’avais acheté pour l’offrir mais finalement je l’ai gardé. C’est un roman que tu n’as pas envie de le lâcher !
Avec les essais, je me donne souvent un rendez-vous, je m’astreins à les lire. Il faut l’avouer, tu veux rarement vite savoir ce qui se passe après.
C’est cette sensation que je recherche dans les romans, cette envie fulgurante de lire.
Ce livre est engagé, il est féministe, mais ça peut s’offrir comme une lecture divertissante à la Hunger games. Il est vraiment stylé, je l’ai adoré malgré ses quelques défauts.
Un essai qui réconcilie les générations
👴 Sois Jeune Et Tais-Toi, Réponse À Ceux Qui Critiquent La Jeunesse, Salomé Saqué
Salomé Saqué aborde la question du jeunisme avec brio et démonte les idées reçues sur les jeunes générations, avec des chiffres et faits à l’appui bien sûr. Je l’ai conseillé autour de moi, dans ma famille, et ça fonctionne bien pour amener les personnes plus âgées à reconsidérer leurs a priori. C’est un beau cadeau à leur faire.
La chronique plus complète de Camille par ici :
Et pour plus de recos, file suivre Camille sur Instagram, reparcours son compte et guette ses Story littéraires (entre deux live de la Star Ac).
Merci encore à Camille pour le partage ! 🙏
Rendez-vous dans deux semaines autour d’une nouvelle thématique.
D’ici là, lisez des essais, des romans engagés, des mots qui vous font du bien et pensez à lire des autrices aussi ! 👋