🪞 Sommes-nous ce que nous lisons ? | #11
Au sommaire : ex-libris, image sociale du livre, deux coups de coeur et un flop. On ne dirait pas comme ça, mais promis, c’est simple et savoureux.
Cette newsletter aurait dû s’appeler ex-libris.
Ex-libris, nom masculin : inscription sur un livre qui en indique le propriétaire. Pratique aussi ancienne que les livres eux-mêmes, aujourd’hui plutôt désuète.
Ex-libris.
J’étais emballée par ce nom, totalement fan de cette locution latine qui dit tout l’amour que les livres peuvent provoquer. J’étais prête à envoyer, jusqu’à la remarque salutaire.
🤔 Mais c’est pas un peu prétentieux ce titre ?
Mon conjoint a touché en plein cœur (encore une fois 💘) : lancer en 2023 une newsletter pour démocratiser la lecture avec un terme latin et inconnu de la plupart des lecteurs n’est ni signe de fraicheur ni d’une grande accessibilité. 🤓
Bon, Gainsbourg m’a sauvée, Aux livres, etc. 📚
Voilà qui est plus clair, simple, généreux et qui résume tout autant mon propos.
Mais pourquoi ce premier titre, ex-libris, m’avait tant plu ?
Parce qu’il implique l’idée qu’un livre nous appartient et devient nôtre après sa lecture. On se l’approprie, à tel point que parfois on le marque pour dire « prenez et lisez, ceci est mon livre ». 📖
Pour à nouveau citer Daniel Pennac dans Comme un roman, « c’est le prix de l’amour, la rançon de l’intimité. Dès qu’un livre finit entre nos mains, il est à nous ».
On le possède autant que son histoire continue à nous posséder. On l’affiche dans sa bibliothèque…
C’est là, entre quelques étagères, au milieu du salon, que se joue l’image sociale du livre. C’est aussi sur Instagram, sur TikTok, par les représentations de soi lisant que l’on publie.
Dis-moi ce que tu lis, je te dirai qui tu es ?
C’est parti pour une tentative d’approche de la bibliothèque comme reflet de soi.
Quand je suis invitée chez quelqu’un pour la première fois, c’est souvent la même rengaine : « je te fais visiter ? Je te sers un thé, un café ? Installe-toi, fais comme chez toi. »
(Oui les gens chez qui je suis invitée sont plutôt sympas.)
Alors j’attends ma tasse de thé sur le canapé, occupée à scruter, sans en avoir l’air, l’intimité de mon hôte. 🫖
En vérité, je me retiens mais la seule chose que j’ai envie de faire c’est de me planter devant la bibliothèque une bonne heure pour décortiquer chacune des tranches de livres qu’il/elle y conserve.
Si l’idée de plonger dans la vie de quelqu’un en sondant ses lectures me fascine, qu’est-ce que cela dit de nous et de notre rapport aux livres ?
On demande souvent aux artistes les romans qu’ils et elles ont aimés pour cerner leurs inspirations et mieux pénétrer leur univers (un exemple ici avec Leïla Slimani).
Ce qu’ils lisent semble nous dire qui ils sont.
Il en va de même pour toutes celles et ceux qui ont une bibliothèque chez eux. Fouiner dans une collection en dit long sur son propriétaire, ses goûts et ses obsessions. D’ailleurs, je vous ai vu cliquer en masse, curieux et curieuses, sur le lien pour découvrir la bibliothèque d’Augustin Trapenard dans ma dernière newsletter.
Parce qu’après tout, cet amas de livres, est-il là pour être conservé ou pour être vu ?
Ne rangerait-on pas ses livres à la cave ou dans des boîtes s’ils ne devaient être vus de personne ? 📦
Bien sûr, il y a celles et ceux qui n’en gardent aucun, qui ne jurent que par les emprunts à la bibliothèque, ou qui revendent ou donnent. Il y a aussi celles et ceux qui ne lisent pas. Dans ce cas-là, l’exploration s’arrête ici ; même s’il y a souvent un ou deux livres de cuisine, de voyage ou des BD sur lesquels jeter un œil. 👀
Mais dans la plupart des cas, les lecteur·ices se construisent, dans leur salon, une bibliothèque idéale comme un miroir qui donne à voir leur vie intérieure (le reste est caché dans les WC). 🪞
Ce qu’on lit révèle quelque chose de soi.
Certaines femmes avouent camoufler leurs lectures à l’eau de rose en public, d’autres lecteurs enfouissent leur San Antonio au fond de placards… La plupart du temps, on taie ses lectures plaisirs alors qu’elles font tout autant partie de nous.
Les lectures qu’on affiche, elles, sont censées dresser de nous le portrait idéal.
Pour citer Baudrillard (il est temps de faire preuve d’un peu de sérieux), philosophe et sociologue de la consommation, « Acheter n’est pas tant subvenir à un besoin que produire une image sociale de soi ». 🤓
J’achète donc je suis. J’achète des livres donc je suis celle qui lit.
D’ailleurs, le fait même de lire et de le proclamer, dit quelque chose de soi.
Est-ce que je ne fais cela que pour donner de moi une image d’intellectuelle cultivée ? De fille qui a la patience de plonger dans une œuvre plutôt que de regarder Netflix ?
Et je ne lis pas n’importe quoi ! Cela va souvent de pair quand on a la volonté d’étaler ses lectures en public.
Cela dit quelque chose de préférer Tolstoï à Katherine Pancol, Despentes à la comtesse de Ségur ou Orwell à San Antonio. Et pourtant, comme on ne regarde pas toujours des films primés ou des documentaires bien ficelés, on ne passe pas son temps le nez dans Proust (et heureusement). 🥱
Mais qu’est-il de bon ton d’admettre pour produire la bonne image de soi ?
Existe-t-il une bibliothèque idéale pour se faire bien voir ?
Y a-t-il des livres qu’il faut dire avoir lus pour en être ?
Je dois l’avouer, j’ai été heurtée par la dernière émission de la Grande librairie sur le thème, précisément, de la bibliothèque idéale.
Pour ceux qui ne l’auraient pas vue (a priori 96 % de la population), de (plus ou moins 🫣) grand·es auteur·es contemporain·es critiquent les classiques, dézinguent les livres qui sont souvent cités au panthéon littéraire français (outre James Bond, on se demande ce qu’il vient faire là).
Parce qu’il est aujourd’hui de bon ton de dire que le Petit prince est un livre ridicule et naïf.
Il est devenu totalement accepté d’accabler Flaubert qui nous endort aux creux des vallons de ses paysages défilant sur des pages.
Il est bien vu de vomir Stendhal et les sœurs Brontë.
Il y a des raisons pour cela, sans doute les lit-on trop tôt, trop mal, trop forcé·e, mais on y reviendra dans une prochaine édition (quel teasing insoutenable, je sais, pense à t’abonner pour ne rien rater 🫶). Bien entendu, il n’y a aucune raison de sacraliser une œuvre mais faire preuve d’aussi peu de nuance semble être un pur résidu de sensationnalisme ou de provocation. Probablement que tout est également question d’époque.
Et de snobisme ?
Cela nous renvoie à la newsletter sur la littérature poubelle où l’on décortiquait comment l’on a vite fait de condamner, consacrer ou répudier certaines autrices et auteurs.
Il est de bon ton, dans les milieux autorisés, de dire que l’on a eu une révélation en lisant Proust à l’adolescence. Qui avoue que ce sont plutôt Oui oui et le club des 5 qui ont bercé son enfance et initié sa vie de lecteur·ice ? (Moi ✋)
Doit-on seulement faire valoir ce qu’on nous autorise à aimer ?
Il y a les lectures qui font réfléchir, celles qui permettent de s’évader, de s’amuser, celles qui divertissent et celles qui instruisent… Chacune est utile à forger le lecteur·ice que l’on est.
Assumons tout simplement de montrer nos parts d’ombre, nos lectures « coupables », et lisons de tout, tout ce qui nous fait plaisir, évidemment.
Comme on ne juge pas un livre à sa couverture, ne jugeons pas une lectrice ou un lecteur à sa bibliothèque (ou en tout cas pas avant d’en avoir parlé des heures avec elle ou lui). 🤓
Pour t’amuser, tu peux faire le test « quel lecteur es-tu ? » (avec des recos à la clé) de Paris librairie.
Attention toutefois ces cases ne sont pas faites pour toutes. J’en ressors comme une entrepreneuse affairée, l’anti Bartleby, alors que je ne suis que lui ! 😱
Pour aller plus loin
📚 A lire : George Orwell, sommes-nous ce que nous lisons ? Une vision cynique et mordante du métier de libraire et notamment des lecteur·ices que l’auteur a vu défiler.
📺 A voir (absolument) : Faïza Guene vient sauver l’émission de la Grande Librairie citée plus haut avec son droit dans les yeux mémorables. 🤩
🎧 A écouter : l’émission de la compagnie des œuvres à propos des livres de chiotte (littéralement) que j’avais déjà partagé dans la newsletter sur la littérature poubelle.
Les 3 derniers romans que j’ai lus : deux coups de cœur et un flop
Un fil rouge à ces trois lectures ? Ce sont pour la plupart des romans à côté desquels je suis passée à leur sortie et ils touchent tous (de près ou de loin) au sujet de l’adultère. Hasard total, ils n’ont pas été choisis pour cela mais pour rattraper mon retard sur les « classiques » que je n’ai pas encore lus (et il en reste un paquet !).
🏠 La condition pavillonnaire, Sophie Divry
Gros coup de cœur pour ce roman brillant et unique. Il décrit à la fois l’époque et la vie d’une femme « moyenne » née au milieu du XXe siècle. Simplement appelée M-A, on peut voir en elle une figure moderne d’Emma Bovary.
Cette M-A, on va la côtoyer de sa naissance à sa mort, dans les moments les plus intimes de sa vie.
Cette femme est touchante parce qu’elle pourrait être toutes celles qui suivent le chemin de la condition pavillonnaire, que certains qualifieraient de « petite vie ». On ne peut s’empêcher de se retrouver dans certains passages, avec effroi. Cette vie si banale paraît si importante en refermant le livre.
L’autrice dépeint le quotidien, les petites choses, les riens qui font de l’existence une histoire commune et singulière. Le style est fluide, simple, avec un sens de la description sensible. La temporalité est déployée avec brio.
Si tu as aimé Feu de Maria Pourchet, je trouve les deux œuvres assez proches. Notamment parce que celle-ci est entièrement rédigée au « tu », ce qui permet un rapport franc avec le lecteur, un partie pris que personnellement j’apprécie.
J’ai été totalement embarquée par ce livre que j’ai eu du mal à refermer.
📝 Mon maitre et mon vainqueur, François-Henri Désérable
Second coup de cœur du mois (2 ans après tout le monde donc, grand prix du roman de l’Académie française en 2021).
Sa forme déjà m’a transportée avec la présence de poésies (souvent très belles, parfois délicieusement drôles) et de photos dans le long monologue qui constitue le roman. Quel brio d’avoir construit le récit dans un souffle, un seul et même discours dans lequel le narrateur nous dévoile l’histoire d’amour impossible entre deux de ses amis. Une aventure rocambolesque, pleine de fougue et un vibrant hommage à la relation de Verlaine et Rimbaud.
Nous sommes sur l’antithèse de la condition pavillonnaire tant la vie des protagonistes paraît grandiose et hors norme. Si chez Divry on suit une ligne de conduite policée, la vie est ici rythmée par une passion dévorante.
J’en ai parlé avec une amie qui n’a pas du tout aimé le roman (est-ce la seule ?) qui manque, selon elle, de style. Pour moi, la simplicité et la modernité du texte jouent pour beaucoup dans mon appréciation de ce chef d’œuvre (le mot est lâché) sans prétention.
Je suis devenue fan de l’auteur dont il me tarde de découvrir les autres textes. À suivre.
🍆 Anatomie de l’amant de ma femme, Raphaël Rupert
On en revient au sujet du jour avec ce roman qui fait partie de la « bibliothèque idéale » de la revue littéraire Décapage (que par ailleurs j’adore).
Pour moi, il est loin d’être classé dans cette catégorie.
Je suis complètement passée à côté de ce récit trop masculin, trop plein de branlettes (littéralement) qui interroge certes le statut (je n’ose pas dire métier) d’écrivain en des termes intéressants mais qui m’a plutôt ennuyée.
Je ne suis pas le bon public ou ce n’était pas le meilleur moment (après deux coups de cœur), mais c’est un flop pour moi. L’auteur reste espiègle et sa plume astucieuse.
À parcourir les critiques du roman en ligne, l’humour sauve le livre, notamment le début, mais l’ennui revient souvent au fil des pages.
Je vous laisse avec le pitch si l’intrigue ou la liberté de ton de ce roman parfois cru vous attirent :
Architecte, marié à Lætitia, Raphaël a tout pour être heureux. Et pourtant, il n’a qu’un rêve : écrire un livre. Le jour où, en mal d’inspiration, Raphaël fouille dans le journal intime de sa femme, il découvre avec effroi qu’elle est infidèle. Humiliation suprême, son amant semble doté d’une anatomie hors norme. Affolé, vexé mais stimulé, Raphaël se lance dans une enquête pleine d’humour, d’ébats et d’interrogations sur la sexualité — la sienne, celle de sa femme mais aussi des grandes héroïnes adultères qui peuplent la littérature.
C’est tout pour cette semaine, à bientôt avec cette fois-ci bel et bien un ou une invitée.
D’ici là, bonnes lectures. 👋
Julia
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C'est intéressant tout ça, et crois moi, je ne me gêne pas pour scruter les bibliothèques de mes amis 👀 sinon je suis aussi une "entrepreneuse affairée" mais je ne me retrouve pas dans cette case...
Et cette émission de la Grande Librairie m'a fait le même effet, j'ai notamment été refroidie par Philippe Besson, que je n'ai pas encore lu, mais dont les prises de position m'ont étonnée.
Pourquoi ne pas se jeter sur la bibliothèque des gens dans ce cas ? :P
J'avoue être un peu sans-gêne en la matière et je me précipite souvent sur les tranches des livres disposés sur les étagères de mes hôtes. En te lisant, je me demande si je ne suis pas trop intrusif ahah
En tout cas, c'est souvent l'occasion de déclencher une discussion.
Merci pour ton retour sur le bouquin de François-Henri Désérable, c'est le seul que je n'ai pas lu ! Je te recommande son recueil de nouvelles "Tu montreras ma tête au peuple" entièrement consacré à la période révolutionnaire et "Un certain M. Piekelny", sur les traces d'un personnage cité par Romain Gary dans "La Promesse de l'Aube", deux petits chefs d’œuvres que je te recommande !