đ Existe-t-il une littĂ©rature poubelle ? | #3
« Duraaaaas, ton univers impitoyable ». OĂč lâon se penche sur la question de la lĂ©gitimitĂ© dans le monde du livre.
Six, trois, un, pas pu en finir un seul ; combien de livres as-tu lus en janvier ? đ
Que tu en aies dĂ©vorĂ© un par jour (partage ton secret direct) ou que tu aies parcouru la mĂȘme page en boucle chaque soir avant de tâendormir, tu tiens le bon bout. đȘ
Par ici, cinq livres et une revue littĂ©raire ont quittĂ© ma table de chevet (et oui, je fais partie de la team lecture au lit đ).
Je retiendrai surtout GPS de Lucie Rico. Un roman prenant, palpitant et intrigant oĂč lâon suit passionnĂ©ment avec la narratrice une position GPS. đ
Une mise en perspective trĂšs maline de ce que la technologie libĂšre de nos envies voyeuristes.
Et Partout les autres de David Thomas. Jâai dĂ©jĂ dit tout le bien que je pensais de cet auteur de micronouvelles dans la premiĂšre newsletter, il atteint un nouveau sommet de son art avec ce recueil oĂč certaines nouvelles sâallongent et oĂč son regard franc et cynique sur la vie reste intact. Jâai particuliĂšrement apprĂ©ciĂ© les passages qui touchent Ă la relation pĂšre-fils. đšâđŠ
Si suivre mes lectures tâintĂ©resse, tu peux me retrouver sur Gleeph.
Jâutilise cette application depuis prĂšs de deux ans maintenant (merci Johana) et je peux garantir quâelle aide Ă garder la trace de ce quâon lit, de ce quâon voudrait lire et Ă dĂ©couvrir des recommandations en lien avec ce quâon a aimĂ©.
Cette plateforme pourrait bien tâĂ©pauler dans ton envie de lire davantage et te permettre de dĂ©nicher de nouvelles idĂ©es de lectures.
Fais-moi signe si tu dĂ©cides de tây inscrire, pour que je te suive aussi. đ€
Sans plus tarder, laissons place au sujet de la semaine, un thĂšme costaud et qui occupe beaucoup de discussions littĂ©rairesâŠ
Lire un « livre de merde », est-ce vraiment lire ?
Câest un dĂ©bat qui fait rage et qui a refait la Une (ou presque, on parle quand mĂȘme seulement de livres⊠đ) avec lâarticle du Figaro : Marc Levy contre Guillaume Musso : qui est le plus nul ?
Un article Ă charge envers ces deux auteurs français qui caracolent en tĂȘte des ventes, leurs Ă©diteurs et leurs millions de lecteurs.
Alors, la question est posée : existe-t-il une littérature nulle ?
Ăcartons dâemblĂ©e les (auto)biographies, livres professionnels, recueils humoristiques et autres bouquins qui retracent le parcours de tel ou tel joueur de foot.
Parlons fiction romanesque et littĂ©rature gĂ©nĂ©rale (par opposition aux ouvrages spĂ©cialisĂ©s ou non littĂ©raires). đ
Tout commence (toujours) par une brĂšve page dâhistoire (simplifiĂ©e, raccourcie, remĂąchĂ©e pour Ă©tudier ce qui nous intĂ©resse).
La littĂ©rature a dâabord fait rĂ©fĂ©rence Ă toutes les Ćuvres Ă©crites : « ce qui comporte des lettres ». Vaste programme donc. đ
Elle a été le champ des instruits, ceux qui pouvaient lire (et écrire) pour transmettre des savoirs, idéologiques, philosophiques ou religieux surtout. La fiction romanesque occupe alors une place minime dans la vie littéraire.
Au XVIIIĂšme siĂšcle (je vous avais prĂ©venu, on va vite) avec le dĂ©veloppement de la littĂ©rature comme art, elle endosse une dimension stylistique. Elle fait dĂ©sormais rĂ©fĂ©rence Ă un ensemble dâĆuvres marquĂ©es par des prĂ©occupations esthĂ©tiques, formelles, idĂ©ologiques et culturelles. đ
Au XIXĂšme, on assiste Ă lâavĂ©nement des feuilletons littĂ©raires et avec eux dâune littĂ©rature populaire. On commence alors Ă distinguer des textes plus faciles dâaccĂšs, jugĂ©s moins dignes dâintĂ©rĂȘt et dĂ©coupĂ©s en Ă©pisodes Ă suspens (ça vous rappelle quelque chose ? đ„).
On sâarrache les journaux Ă feuilletons, que certains lisent en cachette, honteux de ce petit plaisir coupable, conscients de la dimension sensationnaliste de ces textes.
La littĂ©rature amorce tranquillement son cheminement vers une portĂ©e plus commerciale (davantage de gens peuvent lire, profitons-en đ€).
Câest lĂ que nait le dĂ©bat entre ce qui peut ou non ĂȘtre qualifiĂ© de lecture lĂ©gitime.
Ce quâon reproche aux Ćuvres populaires ? Leur simplicitĂ©Â !
Michel Nathan lâa Ă©tudiĂ© dans Splendeurs et misĂšres du roman populaire en se plongeant dans un large corpus de textes. đ”ïž
Ce quâil retient : la dimension rĂ©pĂ©titive des intrigues, semblables dâun rĂ©cit Ă lâautre ; mais surtout la notion de plaisir qui est au cĆur des Ćuvres populaires.
Dâune part, le plaisir Ă©prouvĂ© par le lecteur lors dâune lecture simple, mais Ă©galement la mise en texte par lâauteur du plaisir en centrant son rĂ©cit sur de basses passions (le crime, lâamour, le sexeâŠ). đ
DÚs lors, on comprend mieux, sans devoir recourir à des critÚres de qualité, la différence qui sépare le roman populaire de la « grande » tradition romanesque : un texte à la Flaubert nait d'une tension permanente entre l'écriture et le plaisir, l'effort et le contentement ; le roman populaire, lui, semble se gorger de plaisirs, des plaisirs parfois les plus frelatés, pour les prodiguer, avec tous les excÚs imaginables, à son public.
Dans le tout rĂ©cent Ă©pisode de Sans oser le demander De Proust aux Ă©ditions Harlequin : et vous que lisez-vous aux toilettes ? 𧻠(que je vous invite Ă Ă©couter pour plonger â si jâose dire â davantage encore au cĆur du sujet), Matthieu Letourneux, professeur de littĂ©rature Ă lâuniversitĂ© Paris-Nanterre, nous livre Ă son tour les caractĂ©ristiques de la littĂ©rature « de divertissement ».
Il la qualifie de facile moralement, psychologiquement et narrativement. Elle est consensuelle, a frĂ©quemment recours Ă des stĂ©rĂ©otypes et suit une structure narrative classique (le voyage du hĂ©ros par exemple, schĂ©ma que lâon peut retrouver dans la plupart des Disney, pour faire un parallĂšle rapide â quelques illustrations du principe ici si cela vous intĂ©resse). đ§ââïž
Une tendance commence Ă se dessiner : ce qui poserait problĂšme au milieu littĂ©raire avec les livres dits populaires, câest le plaisir, le simple divertissement quâils reprĂ©sentent. đ„ł
Sâil est courant dâadmettre (parfois mĂȘme avec un certain snobisme) que lâon se vide lâesprit en regardant Koh Lanta, Emily in Paris ou lâAmour est dans le prĂ©, il est plus rare dâavouer sâĂȘtre dĂ©tendu en feuilletant le dernier Marc Levy. đ
Pas assez sĂ©rieux pour la « vraie littĂ©rature » ? Y a-t-il donc des lectures moins lĂ©gitimes que dâautres ? đ
On distinguerait un lecteur populaire, adepte de livres de « genre » (policier, romantique, etc.) qui bouquine pour le plaisir et un lecteur « de Blanche » qui lit avant tout pour la poésie et le style.
La littĂ©rature blanche, bien connue chez Gallimard pour lâiconique collection du mĂȘme nom, regroupe les Ćuvres qui ne relĂšvent dâaucun genre, dotĂ©es dâun style et dâune intrigue originale. On y retrouve aussi les classiques, dans lesquels certains lecteurs trouvent refuge, des valeurs sĂ»res qui ont dĂ©jĂ remportĂ© haut la main lâĂ©preuve du tempsâŠ
Mais voit-on vraiment venir les classiques de notre Ă©poque ? đ§
Qui de Virginie Grimaldi ou Despentes restera dans la postĂ©ritĂ© ? Jâai bien ma petite idĂ©e mais le doute est permis.đ
Et pour revenir aux feuilletons dans la presse du XIXĂšme siĂšcle, rappelons quâils ont vu Ă©merger Alexandre Dumas, Maupassant et autres auteurs devenus classiques aujourdâhui. (Une histoire passionnante des romans-feuilletons est Ă retrouver ici pour aller plus loin.)
LittĂ©rature blanche, art littĂ©raire attachĂ© Ă la dimension esthĂ©tique et la dĂ©fense du style, lĂ©gitimitĂ© acquise par la complexitĂ©, le temp et lâeffort⊠Alors voilĂ , tout est dit ? đ
Nâavons-nous pas oubliĂ© quelque chose en route ? đ€
OĂč sont passĂ©es les histoires dans tout ça ? Celles qui permettent de sâĂ©vader, de ressentir des Ă©motions, de faire lâĂ©preuve de lâempathie, de dĂ©couvrir dâautres monde⊠Nâest-ce pas aussi ça le propre de la fiction en littĂ©rature ?
Le snobisme littĂ©raire, en privilĂ©giant parfois le style Ă lâhistoire, nous enferme dans une certaine forme de culture, cloisonnĂ©e, cadrĂ©e⊠et dangereuse ! Car en isolant ainsi des lecteurs « lĂ©gitimes » et en stigmatisant les autres, le peuple de lecteurs « bas de gamme » illĂ©gitimes, on crĂ©Ă© un gouffre qui semble infranchissable. Entre les deux, point de salut ! đ§ââïž
Câest assez vite rĂ©duire le lecteur Ă un ĂȘtre simple, qui se borne Ă un mĂȘme genre, un seul type de littĂ©rature, incapable de passer dâun style Ă un autre.
Comme on se cantonne rarement Ă un seul genre musical, la littĂ©rature offre la perspective de varier les plaisirs. đ€
On reproche souvent aux jeunes de ne lire "que" des mangas, mais comment juger que cette approche du livre est moins légitime qu'une autre ? Un vocabulaire moins riche ? Un style moins travaillé ?
Justement, Ă propos de lâessor des mangas amplifiĂ© grĂące au Pass culture ces derniĂšres annĂ©es, Vincent Montagne rapporte :
« Un jeune sur deux entré dans une librairie pour acheter un manga en est sorti avec un deuxiÚme, voire un troisiÚme livre ». Et pas uniquement des mangas. « Au total, le Pass culture a été utilisé pour acheter plus de 250 000 références différentes », ajoute le président du SNE.
Ressentir du plaisir en lisant amĂšne Ă lire davantage et Ă diversifier ses lectures.
Jâavoue ĂȘtre personnellement plutĂŽt sensible au style, un livre « sans Ăąme » aura plus de mal Ă me captiver et Ă me retenir entre ses pages. Mais il en va de mĂȘme pour un livre sans fond, sans histoire. Je ressens parfois des Ă©motions vives avec des Ă©crits simples, au style plus contenu, mais dont lâintrigue me transporte.
Lire, lire nâimporte quoi mais lire, lire des ouvrages de genre, mĂšne Ă se tourner aussi vers ceux que lâon qualifie de belles Ćuvres.
Encore une fois câest la mĂȘme question quâavec les brocolis đ„Š (si tâas pas la rĂ©f, rendez-vous ici). Quand on nâaime pas ça et quâon y goĂ»te par hasard dans un gratin, on pourrait bien en devenir accro, sous toutes ses formes. On ne se lance pas ex nihilo dans la Recherche du temps perdu sans avoir lu (et apprĂ©ciĂ©) avant, des Ćuvres plus accessibles.
Les ouvrages qui donnent accĂšs Ă la culture sont aussi importants que les grands classiques car ils ouvrent la voie. Câest peut-ĂȘtre lĂ que rĂ©side toute leur lĂ©gitimitĂ©.
Pour citer Marie Pouget, éditrice numérique chez Nathan
Lire, peu importe le format, le sujet, lâauteur, câest dĂ©jĂ sâinstruire et dĂ©velopper son esprit critique et sa curiositĂ©. Il nây a pas de petites lectures.
Ni de petits plaisirs ! đŹ
Plaisir dâesthĂšte, plaisir coupable, ce qui compte aprĂšs tout, câest surtout ça : le plaisir !
Le livre ne doit pas toujours rĂ©pondre Ă de plus grandes ambitions que celle de nous divertir, sinon il devient un objet sĂ©rieux qui risque dâeffrayer ou de rebuter certains.
Il se fait Ă©litiste, rare, mondain. Alors quâil est et doit rester accessible.
LĂ oĂč lâon pourrait tiquer, câest si la question se pose de rationaliser le monde de lâĂ©dition.
109 480 titres (dont 39 903 nouveautĂ©s) ont paru en 2021. Câest Ă©norme, mĂȘme le plus volontaire des lecteurs se retrouve Ă©crasĂ© sous les piles Ă lire de la rentrĂ©e littĂ©raire. đ Certaines maisons envisageraient de publier moins dâouvrages.
Mais si lâon veut rationaliser le nombre de parutions, quâest-ce que lâon privilĂ©giera ? La littĂ©rature de style, celle qui fait art ou la littĂ©rature dite de genre, plus populaire, qui vend ? đ€
Sans celle-ci (qui permet aux maisons dâĂ©dition de rester debout), pas dâauteurs plus confidentiels.
Les Ă©diteurs ont Ă mon sens pour dĂ©fi de maintenir cet Ă©quilibre, une balance entre « divertissement », plaisir simple de la lecture, et ouvrage littĂ©raire, conçu pour durer et faire Ćuvre. âïž
(Si tu es éditeur et que tu me lis, je serai trÚs intéressée par ton point de vue. Poursuivons la discussion : répond simplement à ce mail)
Comme les lecteurs, ils oscilleront entre audace, frisson, sérieux et contemplation. Car la littérature permet toutes les émotions, ne bridons plus nos mots et osons écrire et lire de tout, pour faire perdurer cet art bien vivant.
Car sans lecteurs, plus de littĂ©rature ! đš
Concluons avec Sartre (câest toujours classe) avec cette citation qui nâa jamais semblĂ© autant dâactualitĂ© :
« Bien sĂ»r, le monde peut se passer de la littĂ©rature. Mais il peut se passer de lâhomme encore mieux ».
Câest tout pour aujourdâhui đ
Ce débat est probablement un des plus captivants au sujet de la littérature.
Et il reste ouvert (poursuivons-le en commentaire) ; il y a plein de pistes que je nâai pas explorĂ©es dans cette Ă©dition. La notion de genre notamment et de classe sociale qui se joue dans ce rapport Ă une lecture dite de sous-culture, supposĂ©ment non lĂ©gitime. Le rĂŽle de lâĂ©cole qui valorise des classiques peu accessibles pour des ados, plutĂŽt que de participer Ă dĂ©velopper le goĂ»t de lireâŠ
Autant dire que ce thĂšme nourrira encore cette newsletter sous dâautres formes, on nâa pas fini dâen parler. đ«ą
Dâici lĂ , lisez et surtout lisez ce que vous voulez !
On se quitte donc cette fois sans recommandations, aprĂšs cette longue Ă©dition.
Si tu es Ă court dâidĂ©es, tu peux cĂ©der Ă la tentation de mes deux chouchous de janvier, prĂ©sentĂ©s en Ă©dito, ou crĂ©er ton compte Gleeph. Ajoutes-y ta bibliothĂšque et laisse-toi surprendre par les recommandations de la plateforme.
Si tu as dĂ©couvert la newsletter avec cette Ă©dition, abonne-toi pour ne pas rater les prochaines đ
Merci ! Je rajouterai qu'on a besoin parfois de lignes vides pour y jeter notre excĂšs d'agitation mental. (mĂȘme rĂŽle que Koh Lanta) et sur ce je vais lire la boite de cĂ©rĂ©ales.
De mĂȘme qu'il n'y a pas de limites Ă bouger son corps dans le respect de celui ci, il n'y a pas de limite Ă la lecture dans le respect du livre. Merci Julia pour tes partages et Ă©clairages