Comment naissent les classiques ?
Où il est question de piédestal, de traverser le temps et la vie.
Bienvenue dans cette 39ème édition de Aux livres, etc. 📚
Ici, on se penche davantage sur l’acte de lire que sur celui d’écrire, en se situant du côté des lecteurs et lectrices, avec toutes les deux semaines une thématique liée à la littérature et à la lecture. Retrouve la genèse du projet par ici pour en savoir plus.
Je m’attaque aujourd’hui à un sujet récurrent et obsédant de la littérature.
Comment diable un livre devient-il un classique, lu siècle après siècle ?
Ces livres adulés (et néanmoins bien souvent critiqués) occupent des murs entiers de librairie, des heures de discussions et d’étude. Ce sont les incontournables de la littérature dont tout le monde parle et qu’il est de bon ton d’avoir lus. Ou pour reprendre la citation de Mark Twain, « un classique est quelque chose que tout le monde voudrait avoir lu et que personne ne veut lire. »
Osez qualifier les Hauts de Hurlevent de classique et vous ouvrirez à coup sûr un débat passionné sur la qualité de ce roman et sa légitimité ou non à accéder à ce rang.
Mais pourquoi ça nous intéresse tant ?
Parce que temps long et littérature sont intimement liés ; l’acte même d’écrire, d’inscrire sur une feuille de papier, dans un objet voué à perdurer, dit quelque chose de notre volonté d’éternité.
Y-a-t-il d’ailleurs réellement des auteur·ices qui publient sans nourrir l’espoir d’entrer dans la postérité ? Et pourtant, cela n’est donné qu’à une poignée d’élus (que je ne féminise intentionnellement pas 😏).
Plongeons sans plus attendre dans l’univers impitoyable des classiques.
C’est quoi un classique ?
Commençons bien scolairement par une définition. 🤓
J’ai consulté le dictionnaire de référence du CNRTL pour cerner le terme le plus précisément possible.
Au sens strict, un classique est un écrivain de l’antiquité gréco-latine ou qui s’en inspire (par les thèmes développés, la pureté de la langue et le respect de certaines règles établies). École classique.
Au sens large, c’est un·e artiste qui est digne d’accéder, par la qualité littéraire de ses écrits, au patrimoine culturel de son pays.
− Auteur (de pays ou d’époque divers) digne de servir de modèle aux générations futures.
Ressortent donc les idées d’intemporalité, de qualité littéraire et d’influence.
La première entrée du dictionnaire de l’Académie française (9ème édition) nous éclaire aussi avec un nouvel angle.
☆1. Qui est étudié dans les classes parce que tenu pour un modèle d’excellence. (Homère, Platon, Virgile, Molière, Chateaubriand sont des auteurs classiques).
Un classique, par extension, est une œuvre qui a soutenu l’épreuve du temps, qui est généralement connue, étudiée et qui sert de référence.
L’Académie en vient donc à poser le rôle clé que joue le temps et surtout l’école dans la définition d’un classique.
Mais est-ce bien elle qui érige les classiques ?
Les lecteurs, les éditeurs, les critiques, les pairs… n’ont-ils pas eux aussi leur mot à dire ?
Il s’agit probablement d’un savant mélange de tous ces regards. Une dose de best-seller, une attention de l’éditeur, un relai des libraires et de la presse, un bouche-à-oreille lors de la publication qui a nourri tout le reste… Mais quelques référents incontournables émergent.
Jusqu’aux années 80, la presse avait un rôle prépondérant à jouer dans la sélection des classiques mais elle a progressivement perdu en importance au profit de l’école et de l’université.
L’usage des classiques dans l’enseignement est universel et exprime le besoin d’un socle commun, de jalons pour avancer ensemble.
Pour la France, ce corpus littéraire scolaire que l’on connait bien (Molière, Voltaire, Flaubert, Balzac…) s’est forgé avec le temps dans un consensus, autour de valeurs et de références communes.
Comme il y aurait tant à lire et un nombre limité d’années d’études générales, l’école a tendance à choisir et à mettre au programme… ce qui a déjà été choisi.
L’institution qu’est l’école s’inscrit sans surprise dans une logique conservatrice. Ces textes qu’on nous a imposés, d’année en année, comme étant le Graal de la littérature, forment une constellation, un socle culturel, qui va être par la suite valorisé dans une société bourgeoise (relisons donc Bourdieu s’il nous plait d’aller plus loin sur ce sujet plus classiste que classique).
Les classiques offrent donc une base de lecture du monde, de compréhension et d’échange.
Grâce à eux, on partage une culture collective et consensuelle, on fait société. Plus que le plaisir de la lecture et l’émotion, ce qu’ils rendent possible c’est la socialisation. Il ne s’agira alors pas nécessairement de les aimer mais de les connaître.
Si c’est l’école qui inscrit (et maintient surtout) les classiques au programme, il convient de ne pas occulter la notion de temps.
On ne devient pas un classique du jour au lendemain.
« Les œuvres ne s’imposent pas d’elles-mêmes rapidement. Il faut attendre le temps de l’écriture, des décennies pour les Mémoires d’Outre-Tombe de Chateaubriand, 15 ans pour Les Misérables de Victor Hugo ; c’est un travail de longue haleine. Parfois il faut attendre la mort de l’auteur pour que son œuvre soit reconnue, c’est tout le contraire de l’immédiateté célébrée aujourd’hui. Pour Les Misérables, bien que destiné aux élites littéraires à l’époque de sa parution, il a fallu attendre que le peuple s’en empare pour qu’il acquière un statut de classique. » Sébastien Le Fol (journaliste et auteur de la Fabrique du chef-d’œuvre)
Je me rappelle avoir étudié au lycée Céline (Voyage au bout de la nuit), Rousseau (les Confessions), Voltaire (Candide) et la Métaphysique des tubes (Amélie Nothomb). Des choix plutôt éclectiques de notre professeur de l’époque et une contemporaine qui vient se glisser au milieu de tous ces hommes morts.
Pourquoi les contemporains n’ont-ils pas d’avantage droit de cité à l’école ?
Dans une logique de reproduction, on l’a vu, mais aussi pour le nécessaire recul que permet le temps.
Une œuvre en cours invite à la prudence. Il n’est pas question d’instantanéité ici.
« La capacité de durer demeure le critère majeur de la légitimité. »
L’université étudie peu les auteurs vivants, mais quand c’est le cas, elle s’attache à ce qui fait rupture.
« Notre travail consiste à essayer de repérer, parmi les textes contemporains, ceux qui renouvellent les formes, ceux où il se passe quelque chose d’inattendu, éventuellement de dérangeant, au niveau de la langue, ceux qui n’utilisent pas le langage comme un simple outil mais comme un matériau. » Dominique Viart (professeur de littérature française moderne et contemporaine à l’université de Nanterre)
Il s’agit là d’un travail de recherche et de prospective, pour déceler les œuvres qui, si elles perdurent, pourraient se hisser éventuellement un jour au rang de classique.
Un classique est donc forcément un vieux livre ?
Harry Potter n’est-il pas devenu une référence ? Un classique ?
Asimov n’est-il pas un classique de la SF ?
Si l’on veut utiliser le terme au sens strict, il conviendrait d’avoir recours à un autre adjectif pour ces auteurs plus modernes à succès (Roth, Murakami, Orwell, Damasio, Despentes, Ernaux ? La liste peut aussi être soumise à débat). Des incontournables, des grands noms de la littérature, des livres cultes (pour une génération du moins), celles et ceux qui peut-être sont en lices pour la postérité.
Seuls le temps, l’histoire (donc les hommes et femmes qui l’écrivent) décideront des œuvres qui seront les classiques de demain.
Il est ici peut-être utile de rappeler que l’histoire de la littérature, comme l’Histoire, est une construction. Avec son lot de discriminations, de jeux d’influence, de femmes et minorités invisibilisées, de choix (forcément subjectifs et injustes).
À nous d’en écrire la suite.
Enfin, faut-il lire les sacro-saints classiques ?
En mettant de côté le fait qu’il ne faut rien dans la vie, la réponse est oui mais on en a déjà parlé par ici (en bonne compagnie).
Les sources qui ont infusé cette édition et que je vous conseille pour aller plus loin sur le sujet :
📖 Alain VIALA, « Qu’est-ce qu’un classique ? », Bulletin des bibliothèques de France (BBF), 1992, n° 1, p. 6-15.
(Il y a des points passionnants que j’ai occultés ici pour rester brève, par exemple la volonté initiale de s’inscrire dans l’histoire littéraire de la plupart des noms qui perdurent).
🎧 Podcast Affaire en cours, comment naissent les classiques ?
Point de reco cette semaine, j’aimerais que vous partagiez en commentaire vos classiques préférés pour une mise en commun des livres les plus plaisants parmi ce corpus qui nous aiderait à faire société.
L’Étranger (Camus), Les Fleurs du mal (Baudelaire), Don Juan (Molière), Candide (Voltaire) étaient ces dernières années parmi les œuvres les plus étudiées pour l’oral du bac.
4 livres sur lesquels j’ai effectivement aussi planché (il y a 20 ans 😨 comme quoi le temps passe vite, en dehors de la littérature) et que j’ai franchement appréciés (bonne élève dans la place 🤓).
Je citerai parmi les romans les plus marquants étudiés à l’école, ceux qui m’ont procuré le plus de plaisir : le Portrait de Dorian Gray (Oscar Wilde), le Rouge et le noir (Stendhal) et la Cafetière (Théophile Gauthier). On ne peut pas dire que j’ai été nourrie aux autrices. 😒
J’en oublie sans doute.
Et, s’il est utile de le préciser, l’école crée aussi des dégouts, cela va sans dire ; le lycée m’a fait détester (le mot est faible) la Peau de chagrin de Balzac et la Métamorphose de Kafka (je ne suis pas sûre d’oser les relire un jour).
Pour celles et ceux qui ont grandi dans les années 90, il y aurait évidemment « Arc-en-ciel, le plus beau poisson des océans »
Je serais curieuse de savoir ce qui sera considéré comme un classique parmi les livres de notre temps (mais je ne suis pas sûre de pouvoir vivre deux cent ans 😅)
Parmi les classiques que j'ai adoré (je n'en ai pas lu taaaant que ça) il y a Jane Eyre, Orgueil et Préjugés, le Portrait de Dorian Gray (comme toi ☺️), le Collier de la Reine de Dumas, et évidemment le Seigneur des Anneaux 🫶🏻