Ecrire pour mieux lire
Une édition spéciale en collaboration avec la scénariste Pauline Mauroux, de la newsletter Tchik, tchak
Bienvenue dans cette 41ème édition de Aux livres, etc. 📚
Ici, on se penche davantage sur l’acte de lire que sur celui d’écrire, en se situant du côté des lecteurs et lectrices, avec toutes les deux semaines une thématique liée à la littérature et à la lecture. Retrouve la genèse du projet par ici pour en savoir plus.
Aujourd’hui, j’accueille dont j’adore le travail avec .
Elle y aborde tous les samedis l’écriture scénaristique, la manière dont se forgent de belles histoires et des questions qui touchent plus globalement à la créativité. Un incontournable sur le sujet, je vous invite à la suivre si ce n’est déjà le cas.
Car je crois savoir que parmi mes lecteur·ices ici, il y a quelques personnes qui s’intéressent aussi à l’écriture.
Est-ce qu’il faut nécessairement lire pour écrire ? Est-ce que le fait d'écrire permet de mieux lire ? Connaître les pratiques des écrivain·es aide-t-il à mieux découvrir leurs oeuvres ?
Tant de questions qu’on s’est posées avec Pauline ; on vous livre nos réflexions.
Je lui laisse la parole, et vous pouvez la suivre et me lire dans
sur le sujet Lire pour mieux écrire.Bonne lecture
par
Le monde que je ne voyais pas avant d’écrire
Il y a quelques temps, alors que j’arrivais dans Siddartha de Herman Hesse au moment où le personnage principal est à deux doigts de se suicider, je me suis surprise à penser : “Ah on est au moment où tout est foutu à la fin de l’Acte 2, tiens bon Siddharta, tu as fait le plus dur !”
Jamais je n’aurais pu me faire cette réflexion alors qu’un personnage est au bord du suicide si je n’écrivais pas moi-même. J’ai donc posé mon bouquin, rassurée pour ce pauvre Siddharta, et je me suis dit :
C’est fou, écrire permet vraiment de mieux lire.
Avant toute chose, petite précision concernant le sens de mieux lire.
Je ne l’emploie pas dans le sens “mieux lire car je lis avec plus d’emphase, plus de rapidité ou plus de précision”, mais dans le sens :
“Écrire permet de mieux lire car je vois le monde invisible de l’auteur : à la fois son artisanat et tout le potentiel narratif du monde qu’il a créé”.
Avant de se frotter à l’écriture et à l’art de raconter des histoires, les livres semblent souvent "coulés" dans une forme naturelle ; on ne voit pas immédiatement la structure des actes, l’organisation des scènes, ou la manière dont le rythme est géré. Et c’est tant mieux !
Je ne suis pas intéressée par la mécanique, et quand je conduis une voiture je me fiche de savoir comment ça fonctionne sous le capot, je veux juste que ça m’amène d’un point A à un point B en toute simplicité.
Mais par contre, je suis super intéressée par la mécanique des idées et des histoires.
Les bons auteurs, comme les bons inventeurs de voiture j’imagine, ont cette capacité à faire croire que “faire simple, logique et cohérent” est facile, alors que c’est certainement le plus difficile.
Exercer l’écriture permet de dévoiler cette architecture secrète, et en tant que scénariste et autrice, je vois les rouages tourner sous la surface et c’est bien loin de détruire mon plaisir de lecture ; cela me fait apprécier d’autant plus le talent d’un auteur pour camoufler cette mécanique.
Résultat, je suis d’autant plus en symbiose avec “l’Artisan” auteur, quelque soit son origine ou époque - il n’y a plus d’espace temps pour les auteurs-lecteurs, ce qui est déjà un premier super-pouvoir plutôt cool.
Mais à mon sens, le vrai super pouvoir qu’apporte l’écriture dans la lecture, c’est d’être capable de lire le non-écrit, de l’explorer, de s’y projeter, et pourquoi pas de le combler.
Écrire pour apprendre à lire le non-écrit
Explorer le non-écrit
Une des grandes questions quand on écrit est de se demander ce qui doit être écrit, ce qui doit être tu, et quel personnage apprend une nouvelle information à quel moment (autrement appelé le KiCéKoiKan).
Animés de ce questionnement constant, nous abordons certes la lecture avec le côté recto (suivre le fil de l’intrigue tel que l’auteur l’a décidé), mais également avec le côté verso : qu’est-ce qui a été laissé de côté, pourquoi et qu’est-ce qui aurait pu être ?
Quelles sont les blessures internes des personnages, leurs motivations inexprimées, les événements non montrés, mais présents dans les ombres du récit ?
Pour que le récit tel que choisi par l’auteur soit celui qu’il nous présente, qu’a-t-il choisi de ne pas exploiter ?
De quelle manière est-ce que le thème de l’histoire aurait pu s’illustrer différemment ?
Ces absences m’apparaissent comme des passages secrets, des invitations à explorer des dimensions supplémentaires d’une histoire… et à exercer mon imagination sur-stimulée par ce monde narratif qui m’est offert.
Investir le non-écrit
Là où l’auteur s’arrête, c’est là que le lecteur-auteur, avec ses propres idées, commence.
Écrire m'a appris que les histoires que nous lisons ne sont jamais entières, dans le sens où des choix ont dû être faits, mais le monde narratif créé est bien plus vaste que le seul résultat de ces choix.
En tant que lecteurs-écrivains, ce non-écrit peut donc devenir un terrain de jeu infini, un point de départ où exercer notre imagination en comblant des fils narratifs non exploités, interprétant les silences ou en se demandant quelles décisions nous aurions prises à la place de l’auteur :
Et si ce personnage secondaire devient le protagoniste de mon histoire ?
Que ferais-je à la place de l’auteur lors de cette bascule narrative ?
Et si mon personnage principal faisait un choix tout à fait différent ?
Et si cette même histoire n’avait pas lieu en Angleterre au XIXe siècle mais sur Mars en 2300 ?
Et si l’antagoniste était le personnage principal de mon histoire et que je devais “justifier” ses actions ?
Et si je réécrivais cette histoire que je juge mal écrite ?
Investir le non-écrit est d’ailleurs le fil conducteur de l’histoire des adaptations littéraires au cinéma. À l’époque du cinéma muet, les premières adaptations littéraires renversaient souvent les rôles de protagoniste et d’antagoniste.
J’en parle d’ailleurs dans cet article écrit pour la Revue de la Cité européenne des scénaristes.
Enfin, s’il y a une chose que j’ai remarquée en combinant écriture et lecture, c’est comment l’acte d’écriture laisse des traces invisibles dans les livres que l’on lit ensuite.
La mémoire de l'écriture
Chaque expérience d’écriture laisse des traces dans la manière dont nous abordons et interprétons nos lectures futures.
Les histoires que nous avons créées, les personnages que nous avons façonnés, et les décisions narratives que nous avons prises influencent, souvent de manière inconsciente, notre façon de lire et de comprendre les œuvres des autres.
L’écriture devient alors une sorte de filtre, une lentille à travers laquelle nous percevons les textes différemment.
Je reconnais des archétypes, des schémas émotionnels, et des contradictions humaines parce que je les ai moi-même explorés dans mon propre travail. Cette mémoire des personnages guide mon interprétation des motivations et des actions dans les œuvres que je lis.
C’est un peu comme si ma propre expérience de scénariste guidait mon empathie ou mon jugement : je comprends pourquoi un personnage agit de telle manière, parce que j’ai déjà exploré cette dynamique dans mes propres récits.
De même, les choix narratifs que nous faisons façonnent notre capacité à repérer ces mêmes choix dans les œuvres que nous lisons. Après avoir construit une intrigue, choisi des rebondissements, ou mis en place des dilemmes, nous développons une sorte de mémoire analytique qui nous permet d’anticiper les structures des récits que nous lisons.
Et encore une fois, ce n’est pas une mauvaise chose (du moins pour moi !)
Je ne lis plus seulement pour être surprise, mais aussi pour voir comment un autre auteur joue avec ces mêmes choix.
Ainsi, lecture et écriture se complètent et se répondent, créant une boucle d’inspiration infinie.
Pauline.
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Ce que Pauline lit pour débloquer son écriture
Des conseils précieux pour nourrir votre créativité, que vous écriviez, ou pas !
Avec aussi trois recommandations de livres pour garder le moral et pour rigoler.
A bientôt avec un des sujets qui me trottent dans la tête : peut-on vraiment parler de communautés de lecteurs ? Un livre est-il trop cher ? Séparer l’œuvre de l’artiste, et autres réjouissances ou lubies d’ici là.
Génial cette collaboration ! Merci !
En plus de cela, je dirais que lire des romans, bds, voir des films, vidéo et documentaires m'apporte très régulièrement des graines d'idées pour une histoire, là où je n'aurais jamais soupçonné faire de telles connections.
(C'est même parfois fatiguant quand je pose mon bouquin toutes les demi-pages pour noter ces fameuses idées)
Merci à vous deux pour ces deux supers lettres. Je me retrouve dans les observations de Pauline et dans ce que l'écriture apporte à la lecture. C'est fou ce qu'on remarque de différent dans un récit avec ce nouvel œil !