Lire, une affaire de bonnes femmes ?
Au-delà du titre provoc, on s’interroge sur le genre de la lecture. Une étude en deux parties.
Bienvenue dans cette 25ème édition de Aux livres, etc. 📚
Pour celles et ceux qui viennent de nous rejoindre, on aborde toutes les deux semaines une thématique liée à la littérature et à la lecture.
Ici, on se penche davantage sur l’acte de lire que sur celui d’écrire, en se situant du côté des lecteurs et lectrices.
Mon objectif : redonner une place de choix aux livres dans nos vies, arpenter le monde littéraire sans se prendre au sérieux, ouvrir le dialogue et échanger des recommandations.
Retrouve la genèse du projet par ici pour en savoir plus.
Petite annonce avant d’entrer dans le vif du sujet !
Désolée pour les personnes qui ne peuvent pas se rendre à Paris le 12 mars, cette annonce concerne un événement public, en présentiel (comme on dit maintenant).
À l’occasion du quart d’heure de lecture national orchestré par le CNL, j’organise avec la librairie L’instant la première silent reading party en France. 🥳
Et comme nous sommes en France appelons-la lecture collective silencieuse !
Je vous avais déjà présenté ce concept génial dans la newsletter sur la tendance lecture.
Le principe : choisir un livre, passer un quart d’heure à lire dans son coin en silence aux côtés des autres participants, puis se rencontrer et échanger sur ce qu’on aura lu chacun.
Rien de moins qu’un rendez-vous avec la lecture donc ! 🤓
Retrouvons-nous le 12 mars à 19h à la librairie L’instant (Paris 15) pour faire l’expérience de la lecture collective silencieuse et parler des romans ouverts pour l’occasion.
Viens avec ton propre livre ou sollicite les conseils des libraires sur place le jour J pour choisir l’heureux élu (il est alors conseillé d’arriver avant 19h s’il te plait).
Je suis tellement contente de pouvoir tester ce concept en France et d’en être à l’initiative avec ma librairie de cœur ! 🥰
C’est tout pour les petites annonces, place au sujet du jour.
Hormis quelques exceptions, les femmes ont été constamment et massivement écartées du droit à la lecture.
Jusqu’au XIXe siècle, seulement 25 % des femmes savent lire (et écrire). C’est dire si elles partent déjà avec un certain handicap. 😏
Dès lors qu’elles ont commencé à davantage pouvoir (et vouloir le faire), l’alerte a été lancée ! Attention, les femmes vont s’instruire, s’émanciper, se cultiver ; elles pourraient même lire des romans subversifs et être perverties par la romance, pauvres créatures influençables. Halte-là sorcières ! 🙅♂️
Ça semble cliché et caricatural ? C’est pourtant bien ce qu’il s’est passé.
En 1801, un projet de loi est porté par l’écrivain et révolutionnaire français Pierre Sylvain Maréchal pour interdire l’apprentissage de la lecture aux femmes. 🤷♂️
On notera les arguments suivants pour exemple.
« CONSIDÉRANT : 8°. Que la nature elle-même, en pourvoyant les femmes d’une prodigieuse aptitude à parler, semble avoir voulu leur épargner le soin d’apprendre à lire. »
Autrement dit : sois belle et converse au lieu de lire.
« Considérant 5 : Qu’apprendre à lire aux femmes est un hors d’œuvre, nuisible à leur éducation naturelle : c’est un luxe dont l’effet fut presque toujours l’altération et la ruine des mœurs ».
Autrement dit : une femme qui lit est une femme dangereuse qui mènera toute notre civilisation à sa perte.
En 1857, madame Bovary vient renforcer cette image de la lectrice qui court à sa ruine. Avec les scandales et procès qui suivent sa publication.
Les femmes ne doivent donc pas lire, cela entrainerait leur propre perte et celle de toute notre société (rien que ça). 😱
Faisons un petit jeu.
Imagine une femme qui lit.
Est-elle allongée ou assise ? Est-elle dans son lit, dans un canapé ? Est-elle concentrée ou s’abandonne-t-elle ? Est-elle blanche ? (Tiens, un autre sujet sur lequel nous reviendrons).
Une de ces images a peut-être influencé ton imaginaire, et pour cause, l’art pictural regorge de représentations de femmes lisant. Elles sont le plus souvent alanguies, indolentes, lascives, absorbées par leur lecture.
Un autre lieu commun qui se répand assez tôt au XIXe siècle est que la femme lit trop, de manière passionnelle et pour un plaisir désordonné. Une vilaine occupation de fille frivole, rien de bien sérieux là-dedans. Enclavée dans la sphère privée, elles s’évadent entre les pages de leurs romans.
La femme consomme les ouvrages, pour un plaisir de divertissement éphémère, sans étude, sans recul. Elle se présente comme une surlectrice, comme notre chère Emma.
La façon de lire des femmes devient tout bonnement une mauvaise façon de lire. 💁♀️
Sous-texte : contrairement aux hommes qui lisent bien (évidemment).
Rousseau dans ses Confessions raconte sa rencontre avec la lecture par les romans futiles de sa mère avant de passer aux choses sérieuses dans la bibliothèque de son père. Plutarque par exemple le « guérit des romans ».
Sartre, dans les Mots, dépeint les lectures futiles de sa grand-mère, empruntée au cabinet de lecture, brochures qui paraissaient toutes similaires, des « colifichets », « servant de prétextes à des mystères légers ». Ils atterrent le grand-père qui « est du métier », lui. Ses livres sont des « monuments trapus », qu’on traite avec respect, passion, dévotion.
Mais au fait, tiens donc, ils lisent aussi les hommes ? 🤔
Pas tellement. (Pourtant qu’est-ce qu’ils écrivent...)
Les garçons et les hommes sont (et ont historiquement été) moins attirés par cette activité.
Dans le monde, le lecteur moyen est (et reste) une lectrice.
Cette tendance persiste malgré le fait que l’analphabétisme mondial touche davantage les femmes que les hommes.
Et en France ?
Elles lisent plus (90 % vs 82 % d’hommes) et y consacrent plus de temps (5h25 par semaine pour 4h05 pour les hommes). Et malgré leur large avance, ce sont elles qui déclarent vouloir lire encore plus (72 % d’entre elles, contre 64 % chez ces messieurs).
C’est sans appel, la lecture est une histoire de femmes. 🙆♀️
Et puisque ce sont majoritairement les femmes qui lisent, et tu vois là poindre le nez du patriarcat et la continuation de ce qui est à l'oeuvre depuis des siècles, ce loisir est dévalué.
Comme théorisé par Françoise Héritier, ce qui se rattache au masculin est davantage valorisé dans la société. Pas la lecture donc (on s’obstine d’ailleurs à sélectionner les élites scolaires sur la base des matières scientifiques). Ce n’est pas une activité rentable socialement.
D’autant que l’on continue à faire une scission entre les femmes qui lisent pour le plaisir quand les hommes le font davantage pour approfondir leurs connaissances.
Tiens, tiens, le baromètre du CNL 2023 me souffle pourtant que les hommes lisent surtout… de la BD 🗯 (à égalité avec des romans historiques et quasiment autant que des romans professionnels ; mais tout de même ils entretiennent bien aussi une relation de plaisir avec la lecture).
« Je crois que les livres sont pour les femmes le lieu de la liberté, le seul endroit où elles peuvent éprouver des expériences qui leur sont interdites par ailleurs. Pendant très longtemps on a empêché les femmes d’investir et d’agir dans le monde ; elles l’ont fait en lisant et pas “pour s’évader” comme on aime le dire. Selon moi ce n’est pas du tout ça, elles vont chercher dans les livres la liberté qu’on leur refuse. » Camille Froideveaux-Metrie dans la Grande Librairie.
Comme au temps de madame Bovary, la lectrice aujourd’hui reste vue comme une femme frivole, indolente, passionnée par les romans.
Et à raison sur un point : les femmes lisent davantage de romans que les hommes.
Est-ce que pour autant cela fait d’elles des lectrices rêveuses et indolentes ?
Pourquoi cette scission entre genres (sexués) et genres littéraires ?
Pourquoi les femmes lisent-elles de la romance quand les hommes se tournent vers la science-fiction ?
Et attention, il est peut-être utile de rappeler que je fais écho à des statistiques issues de recherches et d’études (voir les sources plus bas) et je ne vise en aucun cas à essentialiser chacun des genres. Il y a des exceptions, des progrès, des sous-genres, des personnes non binaires… Nous discutons ici d’un schéma de société dans lequel nous devons reconnaitre que l’on est pour faire évoluer les pratiques.
Alors pourquoi les femmes lisent-elles plus de romans et plus de livres, tout simplement ?
Comme pour tous les goûts et toutes les aversions, c’est une construction.
Surprise ! Il n’existe pas de gêne de la lecture : il en va de la reproduction d’un schéma et d’habitus fortement ancrés.
Nous héritons d’abord d’une histoire et d’une culture de la lecture attribuée plutôt aux femmes, qui (pour caricaturer) assignées à résidence, recherchent l’évasion, le rêve (et une occupation, tout bonnement, dans les classes les plus aisées où les femmes sont au foyer et assistées) comme on l’a vu jusque là. Les hommes eux sont traditionnellement actifs, en mouvement, en charge des choses matérielles, dédaignant les rêveries et les sentiments. Scission sociale.
Un manque de représentation est également à souligner. Les habitudes de lecture se forgent souvent dans l’enfance et l’adolescence, et des études montrent que les pères sont moins susceptibles de lire, ce qui signifie qu’à un stade formatif, les enfants sont moins exposés à des modèles masculins de lecture. Reproduction sociale.
La construction sociale se trouve donc entretenue dans le temps par les modes de socialisation (famille, école, classe sociale…).
La différence entre les genres est précoce, fortement marquée, omniprésente et culturelle si bien qu’on ne la remet même plus en question, ça semble aller de soi. Les garçons n’aiment pas lire, ils préfèrent le sport. Les filles sont rêveuses et douces…
Le sort en est jeté ? Messieurs, laissez-nous lire en paix et n’en parlons plus ?
Car après tout, est-ce bien grave que les hommes ne s’intéressent pas à la lecture ?
Et bien, à l’échelle d’une société, plutôt oui.
Ils sont privés des nombreux bienfaits du livre, et notamment du développement de l’empathie (tiens donc), en lisant moins de fiction.
On pourrait penser qu’ils retrouveront ces bénéfices à travers d’autres activités, mais ce qui ne sera pas réparé est la scission entre les sexes.
« Non seulement le fait de lire moins de livres nuit aux hommes et aux garçons, mais le fait de ne pas lire de livres écrits par et sur des femmes peut nuire à la société. » Etude Deloitte
Si en tant que femmes nous sommes habituées à découvrir des expériences de vies masculines à travers nos lectures (une majorité des protagonistes sont masculins, même dans la littérature jeunesse), les hommes passent totalement à côté de cette ouverture, de cette altérité, de cette compréhension de l’autre.
Comment imaginer réconcilier les sexes quand ce pas là n’est pas fait ?
Peut-on espérer développer la lecture chez les hommes ?
Les chercheurs avancent des pistes du côté de l’édition, avec la création de séries (avec des franchises de jeux vidéos par exemple) attirant davantage ces messieurs et surtout les plus jeunes, pour les aider à ouvrir la porte de la lecture.
La diversification des formats peut également contribuer à réduire l’écart entre les sexes ; le livre audio notamment est tant écouté par des femmes que des hommes.
Le développement des représentations d’hommes lisant (avec des artistes, athlètes ou streamers) permettrait aussi de démocratiser la lecture masculine. A ce sujet, passion pour le compte Instagram Lecteurs du métro.
Enfin, l’éducation (dans et en dehors des foyers) a évidemment un rôle essentiel à jouer dans l’évolution des mœurs.
Et du côté des auteur·ices ?
On le sait aujourd’hui, la plupart des femmes qui ont écrit ont été silenciées, oubliées par l’histoire. Beaucoup aussi l’ont fait en secret, dans des lettres, des journaux (ou sous des noms de plume, voire pour le compte d’autrui). L’élan féministe des années 60 a redonné leur place à ces écrivaines, et a permis de rétablir un pan de l’histoire littéraire effacé par des siècles de dévalorisation systématique. Et ça a ouvert la voie (et la voix) à de nouvelles autrices depuis.
En France, il y a, en 2023, 5 femmes dans le top 8 des meilleures ventes.
On compte 51,7 % de femmes adhérentes à la Ligue des auteurs professionnels et 52 % d’autrices du côté de la Société des Gens de Lettres (SGDL).
Dans l’ensemble des écrits disponibles au global, la BNF ne recensait encore que 37 % d’autrices dans la Bibliographie nationale, entre 2013 et 2015. L’évolution est donc à l’œuvre mais il y a un sacré retard à combler.
Place à plus de female gaze (points de vue féminins) !
« Nous avons une expérience différente à la vie : une histoire sous domination, ça crée des êtres humains différents. Quand on écrit, on hérite de tout ça. Il y a encore beaucoup de choses qui n’ont pas été dites, il y a une grande place pour les femmes. » Marie Darrieussecq dans la Grande Librairie en 2018
Je me suis amusée d’entendre dans cette émission d’il y a 8 ans un François Busnuel choqué par le terme autrice. Marie Darrieussecq défend ce mot, sa nécessaire incorporation dans la langue française (au même titre que directrice, institutrice, actrice…) face à un présentateur dubitatif, sidéré.
Les mentalités évoluent donc (doucement), les femmes trouvent entre les pages des livres une place, une légitimité, une liberté, qu’elles soient lectrices, auteures ou autrices.
Et pourtant, aujourd’hui encore on se méfie des femmes qui lisent, surtout quand elles ne veulent lire que des femmes (👋 Alice Coffin).
Et comme je ne pouvais pas m’en tenir là sur le sujet, je vous retrouve pour la prochaine édition de la newsletter le 8 mars avec une interview de Camille Giry, comédienne, autrice et militante, sur la littérature féministe.
J’en profite pour annoncer (encore à Paris, désolée) le salon du livre féministe le samedi 2 mars à Ground control, initié par Julia Pietri, fondatrice de @Gangduclito et des éditions Better Call Julia avec le soutien de la librairie des femmes.
Des lectures puissantes en perspective ✊
Sources, à consulter pour les détails et aller plus loin.
Pouvoirs de la lecture, Peter Szendy.
Évolution du droit de lire pour les femmes, Jeannot se livre.
D’où vient la critique littéraire, Samuel Baudry
Les français et la lecture, baromètre 2023 du CNL
Colloque de la BNF : lire au féminin (si quelqu’un d’autre que moi se motive à regarder un colloque de 4h de la BNF.)
Fossés entre les sexes dans la lecture, Deloitte (Aller lire l’étude et toutes les notes de bas de page pour creuser ce sujet fascinant et sidérant).
L’édition a beau se féminiser, les inégalités demeurent, Actualitté.
Trois ouvrages pour poursuivre ces explorations autour des livres et des femmes
Ces trois livres sont dans la directe ligne de cette newsletter et ont pu l’influencer un peu ! Si tu n’as pas eu assez de cette édition (et des sources prolifiques), tu sais sur quoi embrayer.
Faut-il le préciser à ce stade ? Messieurs ces recommandations s’adressent aussi (et avant tout peut-être) à vous. Pour s’ouvrir, réfléchir, saisir ce qui vous échappe, ce que vous ne ressentez pas dans vos tripes et ne pourrez jamais expérimenter.
Parce que ça sert à ça la littérature, se rapprocher de l’autre, comprendre le monde, faire l’expérience de l’altérité.
Toute une moitié du monde, Alice Zeniter
Autrice que j’adore donc je recommande bien sûr aussi les romans. Lisez Alice Zeniter (et surtout l’Art de perdre). 🫶
Dans cet essai, elle retrace son expérience de lectrice et d’autrice, en mal de modèles féminins dans les livres. Elle détricote ce qui constitue une bonne histoire, comment on se lie aux personnages et pourquoi c’est évidemment important de développer la présence des femmes en littérature (sur tous les pans).
C’est limpide, fluide, très oral et très drôle aussi. Alice Zeniter nous prend par la main, nous entraîne sur le terrain de la fiction et ne nous lâche pas jusqu’à la fin de son argumentaire inspirant et convaincant.
Je suis une fille sans histoire, texte plus court qui aborde déjà ces thèmes, peut être une bonne introduction au discours d’Alice Zeniter et un aperçu des arguments développés dans toute une moitié du monde par la suite.
Les femmes qui lisent sont dangereuses, Laure Adler et Stefan Bollmann
J’avoue, je ne l’ai pas lu, ni même feuilleté, mais j’ai pleine confiance.
Le livre parcourt l’histoire de la lecture féminine à travers la peinture et la photographie. Il regroupe une centaine de reproductions picturales de diverses époques, avec de courts commentaires. Ce recueil très visuel permet de toucher du doigt ce que ça représente de lire quand on est une femme au fil du temps.
Il me semble éclairant et didactique, mais à la fois assez léger. Il peut être ouvert comme une invitation au rêve ou être un outil libérateur et empouvoirant (comme on aimerait pouvoir dire en français).
Juges-en par les avis Babelio.
Une chambre (ou un lieu) à soi, Virginia Wolf
Recommandation bien convenue tant elle occupe le devant de la scène des questions féministes. Pour celles et ceux qui ne le connaîtraient pas, ce pamphlet s’interroge sur les inégalités de sexes face à l’écriture et on peut résumer sa thèse par ses trois points : il manquait à celles qui étaient douées pour affirmer leur génie de quoi vivre, du temps et une chambre à soi. Toujours cruellement vrai.
Je dois avouer que je trouve toutefois ce texte assez fastidieux à lire ; on s’y perd, mais on retrouve toujours son chemin, et il fait bon, parfois y revenir.
Je te conseille surtout le génial épisode du book club d’Arte consacré à cet ouvrage, magnifique (et le passage le plus beau et poignant du livre y est admirablement lu).
Mais on en reparle dans deux semaines avec Camille…
À suivre ! 🤓
D’ici là, hommes, femmes, non-binaires lisez bien (et pensez à lire des autrices aussi 😉) ! 👋
Géniale cette édition !! J'allais justement te partager sur le thème le livre "Je suis une fille sans histoire" que j'avais trouvé passionnant ;)
Passionnant !