La littérature marocaine
Excursion de l’autre côté de la Méditerranée pour découvrir une littérature émergente, contestataire et encore méconnue.
Bienvenue dans cette 34ème édition de Aux livres, etc. 📚
On y aborde toutes les deux semaines une thématique liée à la littérature et à la lecture.
Ici, on se penche davantage sur l’acte de lire que sur celui d’écrire, en se situant du côté des lecteurs et lectrices.
Retrouve la genèse du projet par ici pour en savoir plus.
Après un tour par le Québec, je continue mon exploration de la littérature « de la francophonie » avec une escale au Maroc.
Je mets de gros guillemets, car rappelons que la langue française au Maroc a été héritée de la colonisation française (protectorat). Si la plupart des auteurs cités ci-dessous écrivent en français et non en arabe ou darija (le dialecte marocain) c’est un héritage de ces années-là et parfois aussi dans l’espoir d’être édité en France et d’accéder à une forme de reconnaissance. On ne peut pas effacer le passé et l’empreinte de la présence française avec tout ce que ça implique de répercussions, de dépendance et de relents paternalistes.
Il ne sera pas question de ça ici, mais de textes qui laissent à voir la réalité de ce pays, loin des clichés et des lieux communs trop souvent rabâchés.
Parce qu’il est (actuellement plus que jamais ?) important de s’intéresser sincèrement aux autres, aux récits de pays à l’histoire contrariée et de toujours chercher à mieux comprendre le monde.
Pour explorer la littérature marocaine, j’ai sollicité l’aide de Selma Bensouda qui a un point de vue singulier sur le sujet.
Selma a grandi au Maroc mais a baigné dans la littérature française (qu’elle adore, notamment Victor Hugo). Grande lectrice, programmatrice littéraire, elle a récemment eu un contact privilégié avec le monde du livre au Maroc lors de sa participation au SIEL (Salon International de l'Edition et du Livre à Rabat).
Ce n’est pas un avis d’experte mais celui d’une passionnée, qui se questionne et partage son point de vue et ses connaissances avec humilité et pudeur, et avec une approche nécessairement plus engagée et impliquante.
Nous aurions pu entrer dans la littérature marocaine par les noms déjà bien connus en France, qui nous offrent à voir un certain visage du pays, infusé par un possible orientalisme, perpétrant des clichés qui ont la peau dure. (Ce n’est manifestement pas la voie que j’ai choisie.)
Comme un week-end à Marrakech, c’est sympa, on mange bien et on se réjouit de cette culture chaleureuse, accueillante… Mais il y a peu de chance qu’on côtoie réellement des locaux, qu’on éprouve avec sincérité la singularité de leur expérience ou qu’on touche du doigt une quelconque vérité du pays.
Ce serait prétentieux de dire que c’est là toute mon ambition mais j’avais à cœur de me défaire d’un certain carcan, d’un regard français sur la question et Selma a été une parfaite guide pour ça.
Toutes les citations ci-dessous (en bleu) sont extraites de notre échange.
C’est parti pour un panorama (non exhaustif) de cette littérature vibrante. 🇲🇦
Un pays d’oralité
Le Maroc culturellement est un pays oral. Les traditions et les contes se transmettent oralement ; il n’y a pas vraiment de culture de l’écrit. J’ai grandi avec les histoires que me racontait ma grand-mère, mais je ne les ai pas lues. Puis à l’école, on m’a enseigné les auteurs orientaux (libanais, égyptiens, syriens) et les auteurs français. Ce qui me manque, ce qui m’a manqué, ce qui me manque aujourd’hui, c’est la littérature marocaine.
Le marché du livre au Maroc représente peu de choses.
Les Marocains dépensent en moyenne 1 dirham par an par personne pour les livres, soit 25 fois moins que la moyenne mondiale.
La question de l’accessibilité est cruciale dans un pays où il n’y a pas de prix unique du livre et où le pouvoir d’achat reste faible, surtout pour les ouvrages publiés en France (dix fois plus chers que ceux qui paraissent dans le pays).
On compte environ 600 bibliothèques. Seuls 15,5 % des Marocains y sont inscrits.
Les librairies représentent environ 800 points de vente dont l’écrasante majorité fait aussi papeterie, kiosque, tabac (source).
Dans les années 90, lorsque j’ai grandi au Maroc, l’offre n’était pas immense. Il y avait des auteurs très connus comme Driss Chraïbi, par exemple, des classiques. Mais il y avait aussi, et c’est toujours le cas, beaucoup de piratage. Un livre qui coûte un certain prix en librairie va se retrouver sur le marché noir, beaucoup, beaucoup moins cher. Parce qu’il y a un vrai problème de pouvoir d’achat entre ce que peuvent se permettre les lecteurs et le tarif du livre. Il y a tout un sujet qui émerge en ce moment et qui est en train d’être pris à bras le corps par les pouvoirs publics et par certains citoyens privés très impliqués sur la question. Le marché du livre n’est pas encore réglementé, il n’y a pas de distinctions et de prix (à part celui du ministère) ni de reconnaissance, donc tout reste à faire.
Une émergence récente et en cours
Il y a un essor culturel depuis une bonne dizaine d’années. Par exemple, la Bibliothèque nationale de Rabat vient d’être refaite. Ce renouveau reste encore plutôt limité aux grandes villes. Mais il y a des choses qui sont en train d’être mises en place par les pouvoirs publics, et par des citoyens très investis sur ces questions. J’aimerais citer par exemple Kenza Sefrioui, une éditrice très engagée qui a créé la maison d’édition En toutes lettres à Casablanca. Elle écrit des essais et publie beaucoup d’auteurs et autrices, pour rendre compte de la multiplicité du pays. J’aimerais lui rendre hommage parce qu’elle fait partie d’une nouvelle génération d’éditeurs qui fait vraiment un travail de dingue.
Elle est accessible cette littérature, il faut juste s’y intéresser. Elle n’est pas aussi présente qu’ici, il faut aller chercher.
La littérature marocaine émerge (en langue française mais pas que) dans les années 40-50, en réponse en partie à la violence coloniale, en guise de protestation. C’est donc dès le départ une littérature militante et impliquée, de revendication.
Classiques incontournables — « les pères fondateurs »
La boîte à merveilles, Ahmed Sefrioui.
Pionnier de l’écriture marocaine en langue française, il fut souvent décrié pour sa défense de la langue du colon.
Son œuvre traite des petites gens, artisans, âmes modestes du Maroc de son temps. Il s’agit ici du récit autobiographique de son enfance, qui n’est plus édité semble-t-il.
Le passé simple, Driss Chraïbi
Lors de sa parution en 1954, ce livre fit l’effet d’une véritable bombe, tant en France qu’au Maroc qui luttait pour son indépendance. Avec une rare violence, il projetait le roman maghrébin d’expression française vers des thèmes majeurs : poids de l’Islam, condition féminine dans la société arabe, identité culturelle, conflit des civilisations. Vilipendé à ses débuts, commenté par des générations de lecteurs, ce roman est enseigné depuis quelques années dans les universités marocaines.
Très authentique, je me reconnais dans cette approche. Ce livre, violent et sincère, m’a beaucoup plu.
Le pain nu, Mohamed Choukri
Dans le Maroc des années 1940, Mohamed assiste terrorisé au meurtre de son frère par son propre père. Fuyant le « monstre », il erre dans les bas-fonds de Tanger, côtoie la famine et la délinquance. De ces nuits à la belle étoile, il gardera le goût du sexe et l’amertume de la prison. La vérité crue et l’audace littéraire de Mohamed Choukri ont fait de cette autobiographie une œuvre culte.
La littérature carcérale et d’opposition à Hassan II
Suite à la décolonisation, Hassan II va mettre en place un régime répressif et tyrannique, qui musèle, notamment les intellectuels et les étudiants. On notera de cette époque une importance des récits carcéraux au Maroc.
Tazmamart, cellule 10, Ahmed Marzouki
Ahmed Marzouki était sous-lieutenant au moment de son arrestation. Son témoignage débute avant-même le coup d’État manqué de juillet 1971 et s’achève sur son apprentissage renouvelé de la vie au-dehors après sa libération, dans un Maroc encore aux prises avec certaines pratiques très peu démocratiques. Mais l’essentiel bien sûr reste le quotidien des prisonniers de Tazmamart. Avec une remarquable distance, sans haine ni acharnement, Ahmed Marzouki retrace les journées sans espoir de ces hommes condamnés à vivre l’innommable.
Une femme nommée Rachid, Fatna El Bouih
Ce texte-témoignage paru en arabe sous le titre Hadit Al Atama (Paroles de l’obscurité) est le récit d’une grosse désillusion. Désillusion d’une jeune fille dont le père croyait que les enlèvements de filles étaient des « histoires de Jadis ». Désillusion d’une rêveuse. Mais c’est aussi le récit d’une bravoure gagnée dans l’ombre. Ancienne détenue politique durant les années 70, Fatna El Bouih est la première femme, après la série de livres écrits par des hommes, à apporter son propre témoignage sur la machine à broyer les humains qu’est la détention politique et la tyrannie des années de plomb.
C’est un livre ici édité au Maroc, un récit carcéral important et une approche intéressante car c’est celle d’une femme. La question du féminin au Maroc est abordée sous un angle loin des clichés.
À deux pas de l’enfer, Abdellatif Laâbi
On peut citer Abdellatif Laâbi parmi les grands opposants à Hassan II, romancier et poète qui publie encore aujourd’hui (ce titre étant le dernier qui a paru). Il a aussi fondé la revue Souffle au Maroc, revue d’opposition qui nourrit la littérature contemporaine marocaine.
La misère et la violence
Demoiselles de Numidie, Mohamed Leftah
Dans un bordel de Casablanca, Rose apprend le métier à la jeune Louisa lors d’une soirée orgiaque avec « un prince des Golfes ». Louisa est l’agneau que Rose veut sacrifier sur l’autel de la prostitution pour s’en échapper. Pendant ce temps, à l’aéroport, un quatuor sulfureux, deux lesbiennes, un homosexuel et un mac convolent en étranges noces. L’écriture crue et poétique de Mohamed Leftah transforme ces femmes « laides et terriblement vulgaires » en déesses des bas-fonds qui tentent d’oublier leur destin tragique en écoutant la voix de la diva libanaise, Faïrouz. Avec ce premier roman, Mohamed Leftah, écrivain marocain de langue française, a signé dans une langue à couper le souffle un chef-d’œuvre, à la fois juste, corrosif et nécessaire, sur les passions et les pulsions de la société marocaine.
Un classique, je conseille aussi toute son œuvre.
Les enfants des rues étroites, Abdelhak Serhane
Après l’indépendance, les maux du Maroc se sont accentués. Le chômage, la répression policière, la corruption des administrations ne font qu’aggraver les inégalités. Deux amis, le narrateur et Rahou, décident de s’exiler : l’un va en France, l’autre part avec sa mère répudiée. Lorsque, plus tard, le narrateur revient à Azrou, la ville n’a pas changé, et elle n’est, finalement, que le reflet d’une société qui a perdu sa dignité. Violent réquisitoire contre la corruption, interrogation inquiète sur le bouleversement des valeurs, roman de mœurs et de satire sociale, Les Enfants des rues étroites est aussi et surtout l’histoire d’une amitié qui défie la faute et dépasse le pardon.
J’ai lu ce roman que Selma a eu la gentillesse de me prêter. J’ai été transportée par la beauté de la langue, la profondeur et la sincérité de ce récit. Le tableau dépeint est certes cruel, violent, mais empreint de beaucoup d’amour pour un pays qui semble perdu.
Les contemporains
Yasmine Chami
Yasmine Chami est une vraie romancière, qui écrit de beaux romans, à découvrir, tous.
Son dernier, Casablanca circus.
Au cœur de ce livre, le destin de l’un des plus anciens bidonvilles de Casablanca. Alors que les autorités au pouvoir veulent reloger les habitants à des kilomètres du centre-ville, l’avenir d’un couple de la classe aisée se trouve fragilisé. Les enjeux politiques et financiers de cette affaire les opposent profondément, malmènent leurs convictions, agitent sous leurs yeux passionnés la pieuvre de l’urbanisme, la violence de la mondialisation et les revers du carriérisme. Sous le signe de cette ville où beauté et misère s’entrelacent, Yasmine Chami dresse avec une lucidité implacable le portrait du masculin et du virilisme sociétal, qu’elle éclaire avec subtilité et empathie. À cela, elle ajoute ici une remise en question des pouvoirs en place dans son pays.
Fatima Mernissi
À la fois dans le rang des classiques et des contemporaines, c’est une des premières femmes à écrire dans les années 50, une autrice féministe incontournable.
Avec notamment Rêves de femmes.
À travers le regard curieux et volontiers frondeur d’une petite fille, l’autrice nous convie dans l’univers clos des femmes. Des plus traditionnelles aux déjà féministes, anciennes esclaves ou combattantes contre les Français ou les Espagnols, conteuses puisant dans Les Mille et une Nuits, amoureuses des chanteurs égyptiens, elles rêvent sur les terrasses de Fès à un monde où il n’y aurait plus de barrières, où l’espace serait désormais ouvert.
Un récit enchanteur en forme de conte où le réel et l’imaginaire, le merveilleux, l’humour et le tragique tissent un quotidien borné aux limites du harem. Y filtre malgré tout le vent de l’histoire, de l’indépendance, et d’un avenir où leurs filles auront leur place et un destin à la hauteur de leurs rêves.
Le Rouge du Tarbouche, Abdallah Taïa
Abdellah le pressent : aucune chance, aucun avenir à Salé. Étudiant en lettres, il choisit de s’exiler à Paris. Loin de sa famille, loin de croyances d’un autre temps, il se sent enfin libre et prêt à assumer son homosexualité. Mais que vaut la liberté en regard de la solitude, des problèmes d’argent et des peines de cœur ? Depuis son studio à Barbès, Abdellah se prend à rêver de son Maroc.
Un auteur incontournable, très important sur la question de l’homosexualité.
Effacer, Loubna Serraj
C’est l’histoire de la rencontre de Lamiss, professeure de français au Maroc, avec Nidhalé dans une société patriarcale et conservatrice. C’est l’histoire d’une tentative d’effacement de la mémoire d’une femme, qui en aime une autre.
Je ne suis pas très fan de la quatrième de couverture qui représente le manque de nuance et l’abondance des clichés quand on présente d’emblée “la société patriarcale et conservatrice”. C’est son deuxième livre je crois, et son premier a été publié au Maroc. À découvrir.
Les jeunes auteurs contemporains se tournent davantage vers la fiction, tout en créant des romans très imprégnés par le Maroc. Un Maroc sans doute un peu fantasmé aussi, par ceux qui en sont partis mais ce n’est pas forcément mauvais. C’est nouveau cette volonté de créer une vraie fiction, d’inventer, parce que c’était plutôt des récits jusque là. Et il y a tellement à raconter, c’est une bonne chose. Ça veut dire qu’il y a des blessures qui sont pansées et pensées. En tout cas qui commencent à l’être.
Un nouvel éveil à nourrir
Les faiblesses du marché au Maroc incitent les auteurs et autrices (de langue française) à se tourner vers la France pour éditer. Avec ce que cela implique comme risque de ne pas être distribué au Maroc. Pour cette raison, les écrivains recherchent plutôt de grandes maisons, mais subissent alors une certaine pression, consciente ou inconsciente, pour se conformer à des attentes, à une idée de ce que devrait publier un auteur marocain.
En tant qu’auteur, tu ne sais jamais si tu t’adresses aux Marocains ou aux Français, tu ne veux vexer personne. Ça crée une forme de schizophrénie.
Pour commencer à émerger en tant que pays littéraire, la co-édition est une bonne idée. Mais il faudrait qu’à un moment donné, et ça fait partie de la décolonisation, les auteurs maghrébins et africains en général cessent de passer par la France pour être reconnus dans leur pays.
La nouvelle génération est en train de développer une vraie fierté marocaine, le darija prend de l’importance et peut devenir la langue de notre littérature. Ce serait intéressant. Les choses évoluent mais on n’en est pas encore là.
Merci encore à Selma Bensouda pour ces éclairages, sa sincérité et la générosité avec lesquelles elle a partagé ses réflexions et conseils.
Merci aussi à son amie Soundouss Chraibi, journaliste à Tel Quel et grande connaisseuse de la littérature marocaine qui a enrichi ses découvertes.
On se quitte sans recommandations pour cette fois car il y en a bien assez tout au long de cette lettre (même si en a-t-on vraiment jamais assez ?).
Rendez-vous dans deux semaines avec un retour sur mes lectures du deuxième trimestre (si ça peut vous inspirer pour l’été) puis un aperçu de la rentrée littéraire, avant de se retrouver fin août.
D’ici là, belles lectures, de tous horizons, continuons à cultiver l’ouverture, le goût de l’autre et des découvertes (et un timide appel à aller voter, mais quand même, c’est dimanche… allez voter 🙏).
Merci, c'est super intéressant (et j'apprécie comme tu poses le contexte du paysage littéraire où tu nous emmènes)
Décidément, j'adore cette newsletter 😍!!!