Panorama de la littérature québécoise
Ce que j’ai appris sur la littérature du Québec, depuis le festival du livre de Paris. Garanti sans poutine ni feuilles d’érable. 🍁
Bienvenue dans cette 29ème édition de Aux livres, etc. 📚
Pour celles et ceux qui viennent de nous rejoindre, on aborde toutes les deux semaines une thématique liée à la littérature et à la lecture.
Ici, on se penche davantage sur l’acte de lire que sur celui d’écrire, en se situant du côté des lecteurs et lectrices.
Retrouve la genèse du projet par ici pour en savoir plus.
Il y a une semaine, j’étais sur mon vélo à 8h30, sans avoir pris le temps de petit-déjeuner, les cheveux encore mouillés.
Il fallait bien un événement littéraire pour me faire sortir si tôt.
Destination le Québec festival du livre de Paris.
Je ne fais pas souvent de salon littéraire, mais celui-ci, je ne peux pas le rater (il dure trois jours, il est à deux pas de chez moi, il concentre pas mal d’incontournables et cette année le thème m’attirait fortement).
Le temps magnifique n’a pas empêché les critiques de pleuvoir (comme tous les ans) : événement commercial, plus grande librairie du monde, têtes d’affiche mainstream… Mais j’ai navigué à travers elles pour ne voir que les bons côtés de ce rendez-vous.
✅ Une majorité de jeunes filles (même un vendredi matin), venues en groupe pour partager leur passion.
✅ Des familles, et aucun enfant qui ne faisait la tête (ou alors bien cachés).
✅ Des rencontres éclairantes, avec des auteurs, autrices et divers intervenants de tous horizons.
Je suis passée rapidement sur l’espace des éditeurs (je préfère acheter mes livres chez mes libraires directement) pour me concentrer sur la programmation et surtout sur le pavillon Québec, pays invité d’honneur cette année.
Je ne connais encore que peu cette littérature mais elle a ce je-ne-sais-quoi qui m’attire. Ça fait des années que j’ai envie de l’explorer davantage mais je me sens un peu perdue dans la découverte de ces titres. Je n’avais pas trouvé la personne référente pour m’accompagner dans ce voyage.
J’ai sauté sur l’occasion de ce festival pour assister à une rencontre/conférence avec Éric Simard, libraire québécois qui nous a fait visiter sa bibliothèque idéale. Eric Simard est actif dans le milieu littéraire depuis plus de 30 ans, comme écrivain et éditeur. Copropriétaire des librairies du Square, il est aussi président de l’Association des libraires du Québec.
Les points de vue et recommandations qui suivent émanent de ses choix, je n’ai pas lu la plupart de ces œuvres mais je me permets de les relayer pour vous en faire profiter. Elles proviennent d’une source sûre, expert en la question dont la présentation était totalement convaincante (et m’a donné beaucoup trop d’envies, vous êtes prévenus…).
C’est parti pour un tour d’horizon de la littérature québécoise par une néophyte qui a su se nourrir de bons conseils.
La littérature québécoise est encore jeune.
Adolescente au regard de la nôtre ? Elle a à peine deux siècles d’existence (autant dire un perdreau de l’année — cette expression ne serait-elle pas plus vieille que la littérature du Québec ?) avec la première parution d’une œuvre de fiction en 1837 (L’influence d’un livre, Philippe Aubert de Gaspé).
La production littéraire reste longtemps sous l’égide du clergé qui la contraint fortement avec des œuvres morales, de foi, un dédain pour l’imagination, un fort ancrage dans le terroir et la tradition. Une littérature canadienne-française moderne ne se développera réellement qu’avec la Seconde Guerre mondiale, et surtout avec l’avènement de la Révolution tranquille, au tournant des années 1960.
La libération des années 60
Le roman québécois va alors s’affirmer, se tourner vers l’avenir plus que vers ses campagnes et le passé. Il répond d’une part à un élan de nationalisme (contre le colonialisme anglais) et à une libération des mœurs.
Les œuvres de ce mitan du siècle dernier s’élèvent contre certaines valeurs traditionnelles (la famille, la religion, le mariage…) et font émerger de nouveaux thèmes, comme l’homosexualité, la prostitution, l’érotisme…
Nature, quête de soi et féminisme
Un nouveau tournant s’opère dans les années 70, la nature et surtout la forêt s’érigent comme une valeur refuge, pour la jeune génération.
On assiste au développement des thèmes de l’errance, de l’exil, de la fuite, de la difficile quête de soi, du retour aux sources, ou à la vie primitive.
Cette génération cherche à renouer avec ses origines, donnant naissance à une vague autobiographique, explorant l’enfance, un retour aux sources pour exorciser le passé, pour s’affranchir et gagner en autonomie.
Autre phénomène marquant et fort lié au roman québécois depuis 30-40 ans : l’émancipation des femmes.
« Elles se sont regroupées pour dire leur féminitude, comme on a parlé ailleurs de négritude. »
Les autrices sont très présentes sur la scène littéraire du pays et le thème du féminisme, s’il n’est pas toujours mis en avant en tant que tel dans l’œuvre, transparait en toile de fond.
Littérature autochtone et terre d’exil
Si la plupart de ces thèmes persistent et transparaissent dans les œuvres découvertes, plus récemment, je note un développement de la littérature autochtone innue, et une certaine forme de littérature de l’exil, notamment d’Haïti (notre académicien Danny Laferrière en tête) et du Japon.
Le succès des nouvelles
Le genre de la nouvelle (que j’adore, j’en avais parlé ici) est très populaire au Québec, bien plus que chez nous. Peut-être par la proximité avec les États-Unis où ce genre a acquis ses lettres de noblesse ou parce que c’est un exercice qui correspond à la langue et à la pensée québécoise ? Eric Simard souligne le recourt fréquent à l’écriture fragmentaire dans les œuvres marquantes du pays.
Suite à cette première exploration, vers quels livres se tourner pour poursuivre notre périple ?
Naviguons dans les recommandations d’Éric Simard, classées par thème ici, et je me permettrai aussi d’ajouter mon grain de sel (parce que c’est plus fort que moi).
🏛 Les classiques et incontournables à découvrir
La détresse et l’enchantement, Gabrielle Roy
Cette autrice culte du pays n’est pas québécoise mais y a grandi. Dans cette autobiographie (très réussie selon Éric Simard), elle retrace justement son enfance, ce qui permet d’entrer dans son œuvre et de découvrir la belle plume de cette autrice.
Une saison dans la vie d’Emmanuelle, Marie-Claire Blay.
Ce roman, publié à 20 ans, nous plonge au sein d’une famille dysfonctionnelle. Il permettra de découvrir une autre autrice culte du pays, qui a produit une grande œuvre littéraire. C’est d’ailleurs le modèle de Kevin Lambert (bon à savoir si vous appréciez cet auteur qui a remporté le prix Médicis cette année, on en reparle plus loin).
La Grosse Femme D’à Coté Est Enceinte, Michel Tremblay.
À nouveau une grande figure de la littérature québécoise, auteur d’une œuvre imbriquée dont ce roman est le premier tome et la pierre angulaire. Au cœur du Plateau-Mont-Royal, quartier populaire de Montréal, une femme de quarante-deux ans, enceinte de sept mois, devient le centre d’un monde réaliste et fantasmagorique.
L’auteur déploie une langue incroyable et a marqué véritablement l’histoire littéraire du pays.
Le torrent, Anne Herbert.
Place à un recueil de nouvelles, pour découvrir l’autrice sans doute la plus connue du Québec. Son œuvre se caractérise par une grande fureur qui se ressent dans ces textes.
Kamouraska sera aussi un bon roman pour faire connaissance avec cette écrivaine, avec en toile de fond un Québec d’antan, enneigé et rigoureux.
L’avalé des avalés, Réjaen Ducharme.
Faut-il encore préciser que c’est un auteur culte du pays ?
Il s’amuse, dans ce roman, avec la langue, et apporte un regard critique sur la Révolution tranquille, événement historique crucial du Québec.
✍️ Les contemporains et succès récents
Rose à l’île, Michel Rabagliati.
Cet auteur culte (encore un) a participé à l’essor de la BD au Québec. Dans cette dernière parution, il passe au roman illustré. Le récit, autour d’une relation pére-fille, dépeint des vacances d’été typiques au Québec, une belle porte d’entrée sur la culture moderne du pays. Michel Rabagliati excelle dans l’art de dévoiler le Québec, de décrire les relations humaines et les petites et grandes étapes de la vie.
Impossible de ne pas citer toute la série des Paul (que je viens enfin de découvrir avec Paul a un travail d’été, j’ai adoré, à en rire et à chaudes larmes).
Que notre joie demeure, Kevin Lambert.
C’est peut-être un des auteurs québécois les plus connus actuellement en France, après l’obtention cette année des prix Médicis et Décembre pour ce roman qui nous plonge dans le milieu de la bourgeoisie montréalaise.
Un auteur virtuose, à la langue maitrisée et au style souvent qualifié de Proustien (je confirme, ne serait-ce que pour les phrases qui font plus d’une page). Pour autant son œuvre est abordable, bien construite et plait ou dérange forcément.
Eric Simard conseille aussi de découvrir Querelle une fiction syndicale à mille lieues de son dernier roman. Preuve que Kevin sait s’adapter à tous les univers, fort des analyses sociologiques qu’il suit avant de se plonger dans la rédaction d’un roman.
Le plongeur, Stéphane Larue.
Premier roman au cœur (et au rythme) des arrière-cuisines. Cette histoire, sa langue et son vocabulaire amènent vers le Québec. On ressent bien ce qui fait Montréal aujourd’hui dans ce roman.
🌲 Pour s’échapper dans la nature
Les ombres filantes, Christian Guay-Poliquin
Suite à une panne de courant généralisée, la population a fui les villes et s’est réfugiée au cœur des forêts. Une ambiance apocalyptique avec une forêt très présente, une fin réussie et émouvante.
Mes forêts, Hélène Dorion.
Première écrivaine vivante à être étudiée au bac français, rien que pour ça, il faut la lire non ? La poétesse y dépeint son rapport à la forêt et à la nature et s’approche d’une forme d’anthropomorphisme avec l’arbre.
J’ai commencé à m’immerger dans la forêt de ce recueil de poèmes, sensible, fort, saisissant (même si je lis si lentement la poésie !).
Pour découvrir d’autres poètes du pays, ont été conseillés Joséphine Bacon et Gaston Miron, grand poète national.
🍁 La voix du peuple autochtone, l’écriture des origines
Je suis une maudite sauvagesse, An Antane Kapesh
Cet ouvrage, non romancé, dévoile la véritable histoire des peuples autochtones. Il aborde la question de la dépossession et la décolonisation d’un pan de l’histoire. C’est une expérience de lecture qui amène vers une autre voix et constitue une porte d’entrée vers le monde autochtone.
Kukum, Michel Jean.
S’inspirant de la vie de son arrière-grand-mère, l’auteur et journaliste Michel Jean raconte l’histoire d’une jeune orpheline du Lac-Saint-Jean qui, tombée amoureuse d’un Innu, va le suivre pour vivre auprès des siens.
Véritable best-seller, ce roman bien connu rappelle que l’histoire du Québec est aussi celle des Premières Nations, longtemps occultées.
🌍 L’exil, les auteurs d’ailleurs
L’odeur du café, Danny Laferrière.
On cite plus communément Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer quand on veut faire découvrir Dany Laferrière ; ce premier roman offre une réflexion à la fois drôle et féroce sur le racisme, le colonialisme, la place des immigrés au Québec et les relations hommes-femmes.
Eric Simard a choisi l’odeur du café pour la beauté du lien avec la grand-mère et le fil tissé dans les souvenirs de l’auteur haïtien. Un récit d’enfance plein de tendresse.
Le violon d’Adrien, Gary Victor
L’histoire est simple (un enfant pauvre veut un violon), mais d’une force époustouflante. Ce roman aux allures fantastiques est subtil et surprenant. C’est une littérature qui dénonce, avec Haïti en toile de fond.
Le poids des secrets, Aki Shimazaki.
Ce cycle de cinq courts textes d’une grande puissance explore la psyché nipponne contemporaine dans ses tabous et ses mensonges. Les personnages sont présentés à travers une constellation de points de vue et se débattent pour retrouver liberté et dignité.
Ces romans écrits en français n’en restent pas moins très japonais. Une œuvre à la croisée de plusieurs chemins littéraires.
✊ Au nom des femmes
Putain, Nelly Arcan.
Plaidoyer féministe dérangeant et percutant, ce livre culte est le témoin d’une quête d’émancipation par la langue. Le patriarcat empêche la vision de l’écriture et du désir de l’autrice ; la sexualité va lui permettre de se libérer pour faire jaillir son écriture.
Eric Simard se désole qu’on ait retenu la prostituée derrière l’autrice alors qu’elle déploie un style à couper le souffle.
Chienne, Marie-Pier Lafontaine.
Un texte dur, abrupt, qui dépeint les supplices qu’un père fait subir à ses filles.
Là encore, nous sommes face à l’histoire d’une jeune femme en morceaux qui s’appuie sur les pouvoirs de la littérature pour se battre et retrouver un corps et une parole, avec une vraie plume.
Un choix d’amour, Valérie Forgues.
Dans ce récit mémoriel, l’autrice examine la non-maternité et l’interruption de grossesse. Archéologue de l’intime et lectrice engagée, elle fouille parmi les mots d’autres femmes (Annie Ernaux, Colombe Schneck, Sheila Heti, etc.), ainsi que dans ses propres souvenirs pour explorer le non-désir d’enfant.
Un livre dérangeant et nécessaire.
⼺ L’écriture fragmentaire et les nouvelles
La femme qui fuit. Anais babeau Lavalette.
Succès québécois des dernières années, c’est celui que je lis actuellement. Une femme abandonne ses enfants pour vivre sa passion de l’écriture ; une petite histoire, inscrite dans la grande. Ce livre coche plusieurs cases du « roman québécois » avec une construction en fragments, un fort rapport à la poésie, une histoire de femme émancipée et un côté biographique (l’héroïne est la grand-mère de l’autrice). `
Je vous en dirai des nouvelles.
Galumpf, Marie Hélène Poitras
Une des références en matière de nouvelles québécoises actuellement. Dans une langue incisive et poétique, l’autrice explore la manière dont humains et animaux cohabitent, avec des histoires aussi très personnelles. Un petit teasing de la part d’Éric : si on aime les chevaux, on est gâté, avec une nouvelle qui frôle l’érotisme équin.
Le roitelet, Jean-François Beauchemin.
Ce roman en fragments a été un succès de librairie en France mais moins au Québec.
C’est une véritable déclaration d’amour à un frère schizophrène. Un récit très intime, poétique, simple et fort. Éric (je crois qu’à ce stade on peut l’appeler par son petit nom) conseille Le jour du Corneille du même auteur, un subtil mélange de langue poétique et parlée, pour une histoire d’amour entre un père et son fils.
Férocement humaines, Julie Bouchard.
Cette autrice est encore trop peu connue, comme un secret bien gardé. Cela tenait à coeur à Éric de la mettre en avant ; pour lui, ce n’est pas moins que la meilleure nouvelliste au Québec actuellement (et il m’a convaincue). Il y a beaucoup de force dans ses nouvelles. Allez voir le résumé sur Babelio, il donne aussi cruellement envie
Perso, il est déjà sur ma table de chevet. À suivre.
🤓 Quelques essais, en bref
Migrations. Grandeur et misère de la vie en mouvement, Sonia Shah.
Une exploration historique sur la notion de frontière, l’obsession pour ces barrières invisibles qui rendraient l’autre menaçant. Et pourtant, en remontant dans l’histoire l’autrice prouve que c’est plutôt l’inverse.
La société de provocation. Essai sur l’obscénité des riches, Dalia Namien.
Quel beau titre pour cet essai qui décortique les systèmes des plus riches pour écraser les classes moyennes et pauvres. De quoi réfléchir à la société actuelle.
Une histoire du Québec, Jacques Lacourssiere.
Si vous prévoyez d’y voyager ou si vous voulez en savoir plus sur l’histoire du pays, c’est la porte d’entrée que conseille Éric. Cet essai se lit comme un roman et donne, en 200 pages, une bonne idée des origines du Québec.
Pour aller (encore) plus loin :
👀 Regards sur la littérature québécoise, AURÉLIEN BOIVIN qui a servi de source à cette newsletter.
📚 Un dossier d’experts (dont Éric Simard) bien ficelé.
📄 Une amatrice partage une liste plus succincte de belles recommandations.
🗃 Le classement du site critique de référence Babelio.
Quel panorama !
J’espère ne pas vous avoir trop étourdis avec cette longue liste, j’avais à cœur de partager toutes les recommandations d’Éric Simard, ce qui aura permis d’explorer les multiples facettes du Québec.
Plus qu’à faire votre propre sélection pour plonger le nez dans cette littérature !
A dans deux semaines pour de nouvelles pérégrinations livresques !
D’ici là, lisez québécois, français, rwandais, vietnamien, haïtien ou colombien, mais lisez bien ! 👋
Ohlala j’ai envie de tout lire ! Et figure toi que Réjean Durcharme est traduit en grec, quelqu’un a eu l’idée de m’offrir L’avalée des avalées dans cette langue (ce qui est très gentil mais j’avoue que ça m’embête de le lire traduit). Pour le plaisir ça donne : Ρεζάν Ντισαρμ - Η καταποντισμένη των καταποντισμένων
Wow quel sacré panorama ! J’applaudis l’usage du mot « mitan », c’est peu commun 😄