L’art de l’oisiveté, la lecture comme refuge
8 livres en hommage à l’oisiveté, à la paresse et au temps retrouvé (parce que j’avais la flemme d’en lister 10).
Bienvenue dans cette 51e édition de Aux livres, etc. 📚
Ici, on se penche davantage sur l’acte de lire que sur celui d’écrire, en se situant du côté des lecteurs et lectrices, avec toutes les deux semaines une thématique liée à la littérature et à la lecture. Retrouve la genèse du projet par ici pour en savoir plus.
L’édition travailler moins pour lire plus vous a touché en plein cœur semble-t-il. Merci pour votre enthousiasme sur cette question qui m’est chère.
« La paresse, ce n’est ni la flemme, ni la mollesse, ni la dépression. La paresse, c’est tout autre chose : c’est se construire sa propre vie, son propre rythme, son rapport au temps — ne plus le subir. » Paresse pour tous, Hadrien Klent
Continuons donc à explorer de ce côté. Et cela tombe à point nommé pour célébrer le retour du printemps, du soleil, des journées passées dans un parc à lire…
Tirons le fil avec quelques recommandations de livres qui placent l’oisiveté au cœur de leurs projets ; à lire quand vous ne voulez pas travailler, ou précisément quand vous vous sentez submergés !
Téléphone, agendas et montres connectées au placard.
Place à la rêverie, à la paresse, à la méditation et au temps pour soi ; on y plonge sans compter.
On l’a déjà dit, embrasser la paresse et ralentir, c’est politique ! Alors foncez. ✊
Oblomov, Ivan Gontcharov
Impossible de ne pas commencer par ce grand classique.
Pour Oblomov, protagoniste léthargique, le bonheur est dans le lit (et pour dormir). Tout le fatigue, il préfère traîner, quitte à inventer pour cela de délicieux subterfuges. Si ce roman est drôle et délectable, il offre aussi une satire mordante des petits fonctionnaires et des barines (seigneurs) russes. L’humour et la poésie sont au service d’une question que Gontcharov laisse ouverte : et si la paresse, après tout, était moins un vice qu’une sorte de sagesse ?
Paresse pour tous, Hadrien Klent
Quel coup de cœur pour ce livre ! Il est malin, drôle, bien pensé, très documenté. Plus qu’un roman c’est un vrai plaidoyer que livre là Hadrien Klent, un réquisitoire contre l’omniprésence du travail dans nos vies et pour plus de temps libre. Bien sûr, il insiste sur le fait que la paresse n’est pas la glande, mais la liberté d’occuper son temps comme on le souhaite.
Ça donne envie de croire qu’un autre récit, qu’une autre manière de faire société est possible. Ce roman invite à réfléchir sur son rapport au travail et à sortir de la fuite en avant, pour enfin se réapproprier le temps (la seule ressource dont on jouisse vraiment dans la vie dois-je le rappeler ?).
Je lirai prochainement le tome 2 de cette série, La vie est à nous, qui promet de nouveaux développements et réjouissances sur ce même thème. On en reparlera donc.
Vous trouverez aussi à la fin du livre une longue bibliographie d’ouvrages sur le sujet (certains se retrouvent aussi ici, mais je n’ai pas tout pompé, il faut bien travailler un peu).
Les Rêveries du promeneur solitaire, JJ Rousseau.
Avec cet ultime exercice autobiographique, Rousseau explore ses pensées au gré de ses promenades. Quelle douce flânerie… qui a pourtant le goût acerbe d’un Rousseau acculé et rejeté, au seuil de sa vie. Il aspire alors à une existence végétative, proche de la nature et détachée des plaisirs coupables et viciés de la société. On trouve aussi dans ce récit des thèmes phares de sa philosophie (la vie en société, le mensonge, la critique du luxe…). Culte, abordable, mordant et philosophique.
Je le relis en ce moment avec délectation — bien plus que les extraits abordés au lycée.
Bartleby le Scribe, Herman Melville
Toute la philosophie du scribe Bartleby se résume en une phrase « je préfère ne pas ». Une nouvelle délectable sur ce personnage qui navigue dans la vie en évitant tout inconfort et obligation. Cette attitude qui frôle la bravoure mériterait d’être plus largement adoptée pour reconquérir notre temps et nos priorités.
Une apologie des oisifs, Robert Louis Stevenson
Tout est dans le titre ! Stevenson dépeint d’excentriques Anglais, mettant un point d’honneur à converser, paresser, se délecter du temps qui passe en observant bravement ceux qui se plient au conformisme productiviste ambiant.
Un petit texte révolutionnaire.
L’art de l’oisiveté, Herman Hesse
Ce recueil regroupe une trentaine de textes écrits entre 1899 et 1962 par Herman Hesse (l’auteur entre autre du loups des steppes et de Sidartha). Il y parle d’art, de livres, de paysages, de rencontres et propose un nouveau rapport à l’existence, prônant l’oisiveté. Cela se traduit par l’humour, le scepticisme, l’esprit critique, bref, la liberté de l’individu.
Et oui, il ne s’agit que de ça : la maitrise de son temps, la contemplation, la méditation, c’est la liberté. (De là à dire que le travail est de l’esclavagisme il n’y a qu’un pas que je n’oserai franchir si farouchement.)
OK, après cette liste à demi aboutie, j’ai envie de m’arrêter.
Non pas pour jouir d’un moment de repos mais pour prendre du recul. Ô un minuscule instant de recul suffit à remarquer le point commun entre tous ces livres…
Où sont les femmes ?
Pas plus présentes dans la liste ci-dessus que dans la bibliographie d’Hadrien Klent. Ça m’a d’abord stupéfaite (comment ose-t-il ? Ai-je bien raison de lui vouer un tel culte [oui carrément] ?), et pourtant force est de reconnaitre que ce thème a bien peu été traité par des femmes. Bien que je ne sois pas une experte, j’en ai trouvé très peu (même en sollicitant chatGPT… qui me cite des hommes quand je lui demande des autrices, ou attribue des œuvres fictives à des femmes de lettres. Fascinant… 😏).
Et si les femmes n’avaient tout simplement pas le luxe de la paresse ?
Une lecture genrée de la question met en évidence une certaine mise à distance des femmes dans ce champ, elles pour qui le travail n’a pas toujours été une évidence, ou n’a pas été reconnu (car oui le foyer est un labeur !). Elles aussi pour qui l’oisiveté, l’inoccupation semble être la mère de tous les vices (on constate cela notamment dans Madame Bovary [Flaubert], Charulata [Tagore] ou Satisfaction [Nina Bouraoui] ; la liste est bien plus longue et intemporelle). Et oui, il y a une forme de danger à accorder la liberté du temps aux femmes, elle pourrait le mettre à profit pour s’émanciper, s’éduquer, penser, se divertir, jouir de la vie… (Mayday évidemment ironique.)
« La paresse a mille vertus dont celle de nous ouvrir à la pensée » Lydia Salvayre
Heureusement, Lydia Salvayre s’est récemment emparée du sujet pour en apporter sa propre lecture dans Depuis toujours nous aimons les dimanches. Une défense joyeuse de l’art de paresser où elle s’élève contre les apologistes du travail.
On peut également citer un des essais cultes (le plus réussi d’ailleurs ?) de Mona Cholet. Chez soi. L’oisiveté n’est pas à proprement parler le propos du livre mais on y trouvera un appel à se recentrer sur soi et à la réappropriation de son temps (« la recherche des heures célestes »).
J’ai découvert avec mes recherches cette parution toute récente, de février 2025, libérer la paresse (Geneviève Morand, Natalie-Ann Roy). La paresse y est traitée sous l’angle du péché capital avec un prisme féministe. Les autrices revendiquent un droit à la paresse pour s’opposer aux injonctions qui pèsent constamment sur les épaules des femmes.
Entre le travail toxique et l'obsession de la beauté, entre la charge mentale, le sexisme, les injonctions au self-care, la pauvreté, le capitalisme sauvage, les traumas, la violence conjugale et la planète qui crame, il faudrait, en plus, prendre le temps de méditer ? Non. Nous exigeons le droit de ne pas réaliser notre plein potentiel. Et de rester couché·es.
J’aimerais aussi partager les mots de Virginia Wolf dans Trois guinées, lus par Melanie Sadler (j’ai découvert ce texte avec cette vidéo, je ne l’ai pas lu, je m’en tiens donc à ce qui est cité ici).
Virginia Wolf s’interroge sur l’accès des femmes au travail en mettant en avant les conditions de travail (des hommes) que cela imposerait. Les travers de la réussite professionnelle, du labeur, font perdre le sens de la réalité, des proportions et nous déposséderait de notre sensibilité. Le travailleur se retrouve alors être « un infirme au fond d’une caverne ». Elle met là le doigt sur la contradiction entre libération des femmes par le travail et aliénation que cela suppose (dans un système capitaliste et patriarcal), et questionne le type de société que l’on désire.
Voilà pour un début de parole féminine sur le sujet ; pour la suite, il serait temps de s’emparer de cette cause mesdames ? Je suis partante (mais après mes deux heures de lecture, à plus ! 👋).
Le sujet commence d’ailleurs à faire son chemin aux États-Unis sous la plume de Nicola Jane Hobbs (psychologue et autrice). Merci Sarah-B. pour cette découverte du jour. 😉
Au delà de la question de genre, l’oisiveté soulève aussi un problème de classe.
On constate aisément que ceux qui peuvent le plus jouir de la paresse (et donc d’une disponibilité au temps, d’un l’accès aux loisirs et de leur liberté, si besoin de le rappeler) sont souvent les plus nanti·es. Comment faire en sorte collectivement que le temps ne soit plus un luxe ? Quelle société inventer pour cela ? Hadrien Klent met en lumière des pistes de réflexion qui restent à approfondir et dont on devrait s’emparer plus largement.
Comme quoi, lire sur l’oisiveté n’a rien de paresseux.
📚 Quelques idées additionnelles :
La conjuration des imbéciles, JK Toole - Je ne l’ai pas lu mais je le retrouve dans des listes sur ce thème donc pourquoi pas, confirmez-moi svp sa pertinence et poussez-moi à lire ce classique si opportun, je rechigne à ouvrir un roman dont le personnage semble si détestable.
Voyage autour de ma chambre, Xavier de Maistre, dont on en a beaucoup parlé pendant le confinement.
Kessel, éternel voyageur qui ne tenait manifestement pas en place, a aussi écrit sur le sujet, La Paresse.
Impossible, enfin, de ne pas citer Proust évidemment qui ne s’intéresse qu’au temps perdu. Voici un passage fort à propos de Que notre joie demeure, de Kev Lambert, à propos de la Recherche du temps perdu.
“La foule de millionnaires qu’elle (ndlr : Céline, la protagoniste) connaît ressemble à celle de la Recherche, à la différence près qu’aujourd’hui, les gens ne font que ça, travailler, c’est le seul sujet de conversation possible et la seule raison de vivre de beaucoup de monde, les riches de nos jours ne dorment plus, ne parlent que d’argent, n’ont plus d’intérêt pour la culture, ni même pour les mondanités, trop occupés qu’ils sont à bosser douze heures par jour, on a perdu le sens de la paresse, croit Céline, le plaisir de la discussion, l’art de l’oisiveté. Il est difficile pour elle de prendre une fin de semaine de congé sans répondre à ses courriels, sans ouvrir un document dans lequel jeter quelques notes pour un projet en cours ; elle a des choses à apprendre des Verdurin et des Guermantes.”
Tellement juste, non ?
Je n’arrive pas à refermer cette édition tant les réflexions autour de la notion de travail me travaillent (oh oh) en ce moment.
Quittons-nous donc (il le faut bien) sur la vision de Flaubert qui dans ses correspondances (ici avec Louise Colet) invite à reconsidérer l’art comme la seule occupation qui vaille.
« Tu me parles de travail, oui, travaille, aime l’art. De tous les mensonges c’est encore le moins menteur. Tâche de l’aimer d’un amour exclusif, ardent, dévoué. Cela ne te faillira pas. »
« Travail va et le plus que tu pourras. Le problème n’est pas de chercher le bonheur mais d’éviter l’ennui. C’est faisable avec de l’entêtement. »
Entêtons-nous donc à lire, à converser, à être oisifs et oisives avec panache et à nous délester de toutes formes d’injonctions, d’impératifs, de dogme jamais remis en question, pour libérer notre temps et donc nos vies !
À dans deux semaines dans vos boites mail.
D’ici là, bonnes lectures et n’oubliez pas de voler du temps au travail ! 👋
Mais quel bonheur de lire ce texte au réveil ! Je vais m’empresser de trouver ce livre d’Adrien Khern … j’ai la chance de pouvoir gérer mon temps et donc de prendre le temps de lire beaucoup et de suivre des cours d’arts graphiques et c’est pour moi une source de richesse dont chacun devrait pouvoir bénéficier. Et en effet je pense que c’est très politique cette histoire de temps . Moins on en a , moins on a le temps de réfléchir et penser le monde . Merci pour ce billet , il m’a mise en joie !
Très rapidement pendant ma lecture de ta lettre, j’ai pensé « oui enfin c’est une sacrée question de privilégié.es » et voilà que tu n’as pas oublié de soulever cette problématique ! Bravo pour ta vision des sujets, toujours aussi complète que possible.