Un livre est-il un contenu comme les autres ?
Où il sera question du sens du mot contenu, de littérature et d’intelligence artificielle.
Bienvenue dans cette 32ème édition de Aux livres, etc. 📚
On y aborde toutes les deux semaines une thématique liée à la littérature et à la lecture.
Ici, on se penche davantage sur l’acte de lire que sur celui d’écrire, en se situant du côté des lecteurs et lectrices.
Retrouve la genèse du projet par ici pour en savoir plus.
Je vous espère tous et toutes plongés dans un magnifique roman qui vous fait, non pas oublier, mais respirer dans le contexte morose et alarmant de l’actualité internationale (comme de la météo).
Si ce n’est pas le cas, je suggère quelques titres (comme toujours) en fin de newsletter, pour prendre l’air depuis son lit, un métro bondé ou un coin de parapluie. ☂️
Dans le dossier de la semaine, il n’est pas directement question de littérature, mais de production (et de consommation) artistique au sens large.
Aujourd’hui plus que jamais, on a tout ce qu’il faut au bout de nos doigts pour se divertir. Instagram, YouTube, Netflix… Et les livres ?
Peut-on vraiment tout mettre dans ce même panier qu’on appelle contenu ?
Explorons la piste de ce mot devenu si populaire et possiblement néfaste.
Ma prise de conscience (oui carrément) est partie d’une discussion autour de la création de contenu et du terme même de contenu.
C’est Marius, le créateur et vidéaste derrière Blockbuster littérature (que tu n’as plus le droit de ne pas connaitre) qui m’a sensibilisée à ce sujet, en me parlant de cette vidéo (en anglais).
Aujourd’hui, tout est contenu !
Vidéos TikTok, Story Instagram, podcast, vidéo YouTube, cette newsletter, jusqu’aux séries Netflix.
Tout ce magma de choses accessibles depuis un appareil connecté à internet se retrouve globalisé sous le terme contenu.
C’est pratique, c’est techniquement correct mais cela influence nos modes de pensée et dévalue la démarche de création.
Cela a un impact culturel plus large qu’on ne le présume.
À la base, c’est quoi un contenu ?
Le mot vient du latin « contenere » (contenir) et désigne littéralement ce qui est dans un contenant (le contenu d’une poubelle par exemple, au hasard, sans insinuer aucun parallèle avec une quelconque plateforme 😙).
Au sens figuré, le contenu est ce qui est exprimé dans un écrit, dans une production littéraire ou artistique. Il s’agit donc du fond, du propos d’un discours ou d’une œuvre.
Pour schématiser, le contenu d’un livre, ce sont aussi bien des pages qu’une histoire.
Mais internet et la culture web ont galvaudé le terme de contenu.
Le premier à populariser ce terme est Bill Gates en 1996 avec son essai « Content is king » (le contenu est roi). Il y défend l’idée selon laquelle c’est grâce au contenu (alors défini très largement par tout ce qui est publié sur internet) que l’argent se fera sur internet. Quel visionnaire.
Les années 2000 et l’arrivée de YouTube notamment lui donnent rapidement raison avec l’ère du « User Generated Content » (contenu généré par les utilisateurs), dans laquelle nous sommes encore (avant un basculement imminent vers l’IA generated content ?).
Les plateformes web sont des conteneurs prêts à être remplis de contenus, créés par des personnes peu ou pas rémunérées, que l’on incite à produire toujours plus.
Et pour cause, une vidéo n’a pas de valeur, ce qui a de la valeur pour YouTube c’est l’accumulation de cette multitude de vidéos, l’abondance. Pour retenir les utilisateurs, pour les faire revenir, ou en plus bref, pour le profit.
Qu’importe le contenu tant qu’il génère du clic, des vues, des revenus…
Le contenu sur internet est consommable, jetable, on s’en sert, on l’oublie, il fait partie d’une masse. (Oui je perçois toute l’ironie qu’il y a à avancer cela dans une newsletter gratuite mais nous sommes tous faits d’une somme de contradictions.)
On vise le remplissage jusqu’à l’overdose, pour le profit ; tel que Bill Gates en avait fait la prophétie.
Le danger c’est précisément que le terme contenu englobe tout ce que l’on trouve sur internet.
On place alors sur le même plan un article du Monde avec une vidéo de chat sur Instagram. Qu’est-ce que ça dit de notre vision du journalisme ?
Ou un essai de Montaigne (dans le domaine public) et une romance écrite par une intelligence artificielle (je t’épargne le lien).
Tout serait contenu.
Qu’est-ce que ça dit de notre vision de la littérature ?
Comme cela a été le cas avec la télévision et le cinéma, l’esprit contenu dégouline aussi sur la production livresque.
D’une part chez les éditeurs traditionnels avec des rentrées littéraires à rallonge et multiples tout au long de l’année.
Et d’autre part sur Amazon (pour ne nommer que lui), littéralement envahi par les textes (10 millions de titres francophones sont en vente !) dont certains générés par l’IA. Ou, pour reprendre une phrase bien sentie de Renaud Lefebvre, directeur général du Syndicat national de l’édition, « ces choses qui se qualifient de livres alors qu’il s’agit de contenus parasitaires obtenus par digestion d’œuvres protégées ».
Il faut produire, produire, produire.
Hep, pas si vite Julia, attention à ne pas assimiler livre et littérature.
La mixture, le gloubiboulga de tout ce qu’on nous sert en ligne, peut masquer la double réalité d’aujourd’hui sous le terme de contenu.
Nous sommes face à une production littéraire (entre autre) à deux vitesses avec d’un côté des textes vite écrits, vite publiés, vite consommés (et pas nécessairement besoin d’IA pour ça) et de l’autre, une littérature artistique, qui se débat pour survivre.
Cela fait d’ailleurs écho au sujet de la précédente newsletter : pourquoi lit-on ?Certains trouveront peut-être leur bonheur dans des romans simples, des textes de divertissement, quand d’autres auront besoin de littérature, de sensibilité, d’une approche inédite et singulière.
C’est OK, mais il est important de garder en tête ce distinguo entre production écrite et littérature.
Tout ce qui est publié en ligne n’est pas de la littérature.
Tout ce qui est publié sur papier n’est pas de la littérature.
OK on ne se réfère pas encore aux livres physiques comme à des “contenus”, ce n’était pas le cas non plus des séries avant l’arrivée de Netflix, ni des films avant l’essor des plateformes (cf la vidéo citée en intro).
La question de la marchandisation de la culture n’est pas nouvelle mais si l’on parle aujourd’hui de « contenu-isation » de la société, avec ce que cela implique de gratuité, de facilité de consommation, d’obsolescence et de disparition rapide, d’appauvrissement du fond… nous pouvons nous dire que le livre est en danger.
Alors comment s’y retrouver et s’en prémunir ?
Ne pas acheter ses livres sur Amazon. 🫢
Promouvoir et valoriser la création culturelle ?
Contrer la surproduction en ligne dont la menace qui plane des contenus basés sur l’IA ?
Histoire à suivre.
Je reviens dans deux semaines sur le sujet de l’intelligence artificielle en littérature avec deux auteurs (garantis 100 % intelligents et humains) avertis sur la question.
Trois recommandations pour prendre l’air avant les vacances
N’a-t-on pas collectivement besoin de souffler et de trouver un refuge dans les mots ?
À l’approche des vacances (qui n’en finissent pas de se faire désirer), prenons un peu d’avance pour changer d’air, depuis notre canapé.
Voici trois nouvelles recommandations rafraîchissantes, enivrantes et toutes disponibles en Poche (sans perdre de vue le style et le propos, vous commencez à me connaitre).
Chat, Japon, humour : le combo gagnant 😸
Je suis un chat, Natsume Soseki
Je n’ai jamais lu un livre si apaisant, rafraichissant et pourtant acerbe.
On y suit la vie et les pensées d’un chat, au début XXe dans la ville d’Edo, et y vivons à son rythme.
Mais ne vous y trompez pas, rien de mièvre et gnangnan là-dedans. Au contraire.
L’auteur offre une satire de la société japonaise de l’époque. Le sage félin plein d’humour se moque allègrement du ridicule de ses maitres, qui essayent de s’adapter à une société en transition.
Un regard franc, cynique (et très accessible) sur le Japon de l’ère meiji.
Amour iodé, embruns et vent léger 🌊
Le marin de Gibraltar, Marguerite Duras
La protagoniste de ce roman, éperdument libre, est engagée dans la quête d’un amour perdu, un marin, parti en mer. Elle rencontre un homme à bord de son bateau ; nait une nouvelle histoire d’amour entre eux sans pour autant qu’ils n’abandonnent leur recherche. S’ils retrouvent le marin, leur relation prend fin. Drôle de dilemme, et pourtant la quête continue.
Je ne suis pas une grande fan de Duras mais ce roman-ci m’a séduite, par son indolence latente, l’errance amoureuse, cette quête de l’absolu en mer.
Dolce vita et amour évanescent 🔥
Le dernier été en ville, Gianfranco Calligarich
Un roman sensible qui nous fait voyager dans la Rome de la fin des années 60. Un jeune homme peine à trouver sa place dans la société mondaine et intellectuelle de cette ville vibrante. Il se laisse vivre et comble son errance par l’alcool avant de rencontrer une femme insaisissable, exubérante et bouleversante qui lui échappe sans cesse. Ce jeu amoureux est divin, mais c’est surtout le style (🤩) qui m’a happée ici.
On se laisse complètement aller au texte (bien que j’ai pu par moment être ennuyée par l’ennui du protagoniste) plein de poésie et de mélancolie.
Je suis un chat est un super livre. Car sous des aspects potaches il a une écriture très fine. Par contre la fin est nul