💕 L’amour à la page | #8
Ahou tcha tcha tcha. Où l’on sonde les liens entre sentiment amoureux et littérature, sans eau de rose ni chichis. Ahou ahou.
Le soleil est presque là, les ventes de livres décollent au premier trimestre, le festival du livre de Paris a apporté son lot d’émerveillement et de belles rencontres… Je vous écris d’un monde où tout scintille d’un bonheur indécent.
Voilà le pouvoir qu’ont les livres sur moi. 💫
Ils me soufflent hors de mon esprit l’inflation, la pénurie d’eau, les réformes au forceps et les quelques degrés qui pèsent comme des épées de Damoclès au-dessus de nos têtes.
Sans les masquer totalement, ils font oublier les guerres et la bêtise des hommes.
Ils offrent un peu d’évasion, des bulles d’oxygène et, par-dessus tout, de la beauté et de l’espoir.
A-t-on vraiment besoin d’autre chose ?
Un petit supplément d’amour, ça vous dit ? 💕
Aaaah l’amour. Aujourd’hui regardé de haut et piétiné sur l’autel de la performance, ce sentiment occupe pourtant le devant de la scène littéraire depuis l’Antiquité. La romance, genre populaire et à succès chez les plus jeunes, est tenue à distance par les littérateurs. Et par moi aussi, je dois l’avouer…
Mais pourquoi tant de haine pour l’amour ?
Pour emprunter ces quelques mots à un grand homme, qu’est-ce qui pourrait sauver l’amour ?
C’est parti pour une rétrospective du sentiment amoureux en littérature, un saut de puce Harlequin en terre de romance et des recos.
« Imaginez combien il serait plus facile pour nous d’apprendre à aimer si nous commencions par nous mettre d’accord sur une définition commune. »
bell hooks, À propos d’amour
« L’amour est toujours l’objet principal des romans. »
Madame de Staël, Essai sur les fictions
Grande aventure de la vie, l’amour questionne, crée des envies, des doutes, des frustrations, des désirs ardents… Pas étonnant que les hommes et les femmes aient vite ressenti le besoin de mettre des mots sur ce drôle de sentiment. ❤️🔥
À tel point que la littérature est aujourd’hui un témoignage de l’évolution du concept amoureux à travers les temps.
Tantôt héroïque, tabou, romantique ou plus fluide de nos jours, l’amour est mouvant. Puisqu’il faut le rappeler, c’est en grande partie une construction sociale et les arts en sont de précieux témoins.
À moins que ce ne soit les mœurs qui aient évolué au regard des histoires qu’on leur a servies ? 🤔
50 nuances d’histoire littéraire 💕
À l’Antiquité, la dimension cathartique domine. Aristote parle de purgation des passions à travers les récits dramatiques. C’est le règne de l’éros, l’amour est charnel et n’a aucun lien avec le mariage. 💗
Puis (saut dans le temps monumental), le développement de la chrétienté en Europe généralise une vision plus chaste de l’amour, sous l’œil de Dieu. Refréner ce plaisir que je ne saurai voir. La littérature de divertissement n’existe pas encore, mais on peut trouver des traces de cette « emprise sociale », un peu plus tard, voire jusqu’au XXe. Pour exemple, la Princesse de Clèves, au XVIIe, témoigne toujours d’une vision pessimiste de l’amour, dans un contexte de mœurs fortement régies par l’église. Cerné d’interdits, platonique, l’amour doit être refoulé pour pouvoir s’exprimer pleinement.
À partir du XIe siècle apparait l’amour courtois, chevaleresque. Il reste dissocié du mariage qui est un acte plus politique que sentimental, visant à créer des rapprochements entre les lignées. Bienvenues tendresse et passion, mais attention, chasteté toujours au programme. Les récits font alors état d’un amour qui se mérite et pour lequel on se bat, marqué par le coup du sort et bien souvent… par la mort (coucou Tristan et Yseult). 💔
La fin du XVIIIe siècle amorce le début d’une nouvelle ère, celle du romantisme. 💕
Jusque là, le roman d’amour ne faisait pas partie de « l’art littéraire » et était un divertissement, un genre à part (comme il va le redevenir pour partie). Désormais, l’amour représente un sentiment noble et sérieux, qu’on cultive, explore et raconte avec un érotisme croissant. Il va dès lors incarner le plaisir et l’hédonisme, à l’image des liaisons dangereuses de Pierre Choderlos de Laclos. 🔥
Mais la religion reste bien présente, avec en bonus, le développement du protestantisme outre-Manche et l’invention de la notion de pudeur. Le mariage est pragmatique et revêt toujours une dimension économique et sociale. Dans ce paysage, le sentiment amoureux relève du hasard. Les relations doivent être chastes, puritaines et répondre à des normes très rigides.
Littérature délivre-nous du mal ? ❤️🔥
Les récits jouent alors toujours leur rôle cathartique, mais aussi de prédication pour contrôler les mœurs : mesdames, lisez donc les terribles aventures qui pourraient vous arriver si jamais vous vous laissiez aller à de si basses passions.
Mesdames ? La sociologie de la littérature (et les livres même) montre que ce sont toujours plutôt les femmes qui ont lu pour se divertir, là où les hommes se plongeaient dans la théologie, les sciences, des livres dits sérieux. 🧐
Tu imagines donc l’enjeu immense de contrôler les récits pour contrôler… les femmes. D’autant plus quand elles sont considérées légères, crédules et influençables.
La sociologue Éva Illouz relève que :
La généralisation de la lecture chez les femmes fut dénoncée tout au long du XVIIIe siècle en raison du caractère moralement pernicieux du roman, laissant entrevoir la peur qu’il ne change la nature des attentes émotionnelles et sociales des femmes. La féminisation du genre romanesque, de son public et de ses auteurs, exacerba l’idée selon laquelle les romans encourageaient des sentiments dangereux.
Le genre de la lecture est un thème très vaste sur lequel bien entendu nous reviendrons 🤓
Vers un amour moderne ?
Le XIXe, l’époque victorienne en Angleterre ont largement permis de définir les contours de l’amour à travers la production littéraire. Jane Austen, les sœurs Brontë et d’autres autrices britanniques ont façonné une vision de l’amour qui dominera l’imaginaire sentimental de l’Occident pendant plus de deux cents ans.
Les protagonistes de Jane Austen, vives, autonomes, indépendantes et refusant de se marier sans passion véritable, sont devenues l’archétype de l’héroïne du roman d’amour.
Cette littérature a toujours un rôle cathartique mais elle divertit et enseigne aussi la maitrise de soi et le respect de son mariage et des conventions.
C’est une approche des relations amoureuses qui a encore cours aujourd’hui, bien que les codes sociaux aient évolué. Les héroïnes victoriennes très populaires de nos jours créeraient des distorsions entre nos attentes et la réalité.
Nous sommes donc bloqués au XIXème siècle, tout va bien ! 🫢
Où en est-on avec l’amour en littérature ?
Le XXème siècle hérite de tout cela avec notamment les éditions Harlequin, largement pointées du doigt depuis les années 70 mais aux productions toujours vives (avec le champ plus général de la romance). Personnages naïfs, schémas narratifs triviaux et répétitifs, intrigues faibles, mises en avant de valeurs conservatrices, happy ending… Les tropes sont nombreux et les critiques vont bon train. 🚂
Mais n’est-on pas encore en train de tomber dans un travers élitiste de la littérature ?
Si on a le droit de se vider l’esprit devant Love Actually ou Bridget Jones, jetons les romans d’amour avec l’eau (de rose) du bain ? 🛁
Figure de la fin du XXème siècle, la chick litt (ou littérature pour femmes poulettes… tout est dit 🤨) apparait avec pour caractéristique de mettre en scène des héroïnes imparfaites et ordinaires. Les romans endossent ici un rôle non plus cathartique mais peut faire office de guide pour « montrer la voie à suivre pour trouver l’amour et avoir sa fin heureuse ».
Au XXIème, la romance, très en vogue sur TikTok, fascine toujours. C’est le genre le plus populaire de la littérature moderne aux US, en représentant 55 % de l’ensemble des livres de poche publiés en 2004.
Qu’est-ce qui définit le genre de la romance ? Un roman dont l’histoire d’amour est au cœur du texte et doit bien se finir. Même s’il existe une variété de recettes, je te laisse juger de la richesse de l’offre avec tous ses sous-genres.
Ce genre est considéré comme mineur en France (avec tout de même 3 millions de lecteur·ices) de par son aspect sériel qui lui confère une image industrielle et peu créative. Distribué principalement en gare ou en supermarché, il s’apparente à un genre de « consommation » où le style et l’auteur sont secondaires.
Il convient ici de parler de divertissement plus que de littérature pour (re)qualifier ce genre.
Il y a ce qu’on appelle le roman d’amour populaire, de gare, qui gagne son existence à être toujours le même. Mais lorsqu’on entre dans la littérature, le roman doit surprendre le lecteur, le déstabiliser. Il y a une double fonction contradictoire du roman d’amour : dire ce qui est toujours le même, et créer des formes nouvelles.
— Pierre Lepape, journaliste, critique littéraire et écrivain
Si l’on rechigne désormais à parler d’amour, de roman d’amour en littérature, ce sentiment continue pourtant clairement à se loger partout.
J’ai beaucoup lu quand j’étais petite fille, et adolescente, de romans d’amour stéréotypés, à travers des feuilletons… donc j’avais peut-être cette idée que le roman d’amour était féminin, dans le pire sens du terme ! Ce qui est complètement faux bien sûr. — Annie Ernaux
Annie Ernaux, elle, utilise le mot passion (voir passion simple) lorsqu’elle parle d’amour. Un terme plus noble, plus fulgurant qui apporte une dimension tout autre à un sentiment que l’on connait pourtant bien… sous le terme d’amour.
Un mot qui fait peur, qui impressionne et qui convoque des récits mièvres et nunuches. Redonnons à l’amour sa place de passion noble et vraie et ouvrons nos cœurs à de nouveaux horizons littéraires pleins de beaux et puissants sentiments, avec style et panache.
Après cette longue exploration, on en revient à Flaubert qui avait probablement raison depuis plusieurs siècles.
« Pour moi, l’amour n’est pas et ne doit pas être au premier plan de la vie. Il doit rester dans l’arrière-boutique. Il y a d’autres choses avant lui dans l’âme qui sont, il me semble, plus près de la lumière, plus rapprochées du soleil. Si donc tu prends l’amour comme un mets principal de l’existence : non. Comme assaisonnement : oui. »
Gustave Flaubert, lettre à Louise Colet, 30 avril 1847.
Ce que je retiens de cette édition
Les concepts d’amour, de couple et de mariage ont bougé au fil de l’histoire (et probablement des civilisations). L’expression de ce sentiment est une construction sociale.
La littérature s’est emparée de ce thème pour catharsiser ou faire écho à certaines évolutions ou préoccupations.
Une distinction existe entre romans d’amour, romance et l’amour traité en littérature : le style, l’intrigue et le travail sur la narration.
Pour autant, la romance, bien que dénigrée, reste un genre divertissant et parfois fondateur en littérature jeunesse, qui rencontre une certaine popularité (notamment sur TikTok actuellement).
Tournons le dos aux idées reçues, fermons nos flacons d’eau de rose et n’ayons pas peur d’ouvrir nos cœurs à de bons sentiments. Embrassons aussi l’amour en littérature. ❤️
Pour aller plus loin, vous pouvez consulter le corpus de liens qui a alimenté cette newsletter :
Regarder / Encore un merveilleux épisode de la Grande Librairie qui interroge le sentiment amoureux, avec notamment l’intervention très convaincante de l’essayiste Marianne Chaillan
Lire / Un article complet sur l’histoire de l’amour en littérature, à renfort d’exemples britanniques.
Lire / « Pertes illusoires. Amour et littérature au XIXe siècle » d’Alain Vaillant
Lire / Un article édifiant sur le genre de la romance et le marketing qui y est dédié
Ecouter / Radio France foisonne toujours d’interviews passionnantes dont ces extraits avec Annie Ernaux et Pierre Lepape au sujet de l’amour.
Quelques pistes pour explorer l’amour en littérature contemporaine avec 3 parutions qui m’ont marquée ces dernières années.
📺 Madame Hayat d’Ahmet Altan
Roman écrit en prison et prix Femina Étranger 2021, il nous offre deux histoires d’amour pour le prix d’une ! Ce roman sonde l’amour multiple et la liberté, sur fond de répression en Turquie.
Fazil, le jeune narrateur de ce livre, part faire des études de lettres loin de chez lui et gagne sa vie en faisant de la figuration. Il y rencontre Madame Hayat, solaire, et tisse en parallèle une relation avec Sila, jeune femme plus engagée et proche de lui.
L’élan amoureux rejoint celui de la liberté dans un roman empreint de douceur et d’émotions.
💙 Les nuits bleues, d’Anne-Fleur Multon
J’ai été emportée par ce récit tendre et intime.
Les romans d’amour lesbien sont encore rares en littérature, d’autant plus quand ils convoquent autant de délicatesse, d’ardeurs et de subtilité.
« Une romance lesbienne heureuse. Faut-il en dire plus pour donner envie ? » disait une critique sur Gleeph.
L’autrice met ici en mots ce que la littérature ne disait pas, ou trop peu, ce que la société cache, pervertit et dévoie habituellement. Raconter des amours LGBTQ+ semble nécessaire en littérature pour ouvrir les regards sur d’autres vies, d’autres sentiments pour se rapprocher, se comprendre et grandir ensemble.
🎊 La trajectoire des confettis de Marie-Ève Thuot
Grande fresque sur les possibles d’un monde dont le modèle traditionnel du couple et de la famille a volé en morceaux, La Trajectoire des confettis déchiquette en une pluie de confettis le grand cliché des romans d’amour.
Tout est dit ! Un peu effrayé·e par ces 600 pages, on s’y lance à tâtons, mais elles finissent par tourner toutes seules. Je me suis retrouvée emportée par cette fresque sur les rapports humains et les normes sociales.
Il est trop rare de lire de la littérature québécoise, un ovni palpitant et rafraichissant qui me donne envie de découvrir davantage de romans francophones outre-Atlantique (si tu as des recommandations, je suis très preneuse pour compléter ma liste 🍁).
Pour ceux et celles qui ont envie d’amour classique, rendez-vous ici pour (re) découvrir 7 grands classiques de la littérature amoureuse.
Ou par là (je cite ce second article parce que Cyrano 💗).
Et si tu veux aller plus loin pour explorer les tropes en romance, avec quelques recos dans ce genre aussi.
Dans la pile de livres qui s’entassent près de mon lit, il y a deux « romans d’amour » aux allures singulières — on en reparlera peut-être prochainement.
Reste, le nouveau roman macabre d’Adeline Dieudonné où l’héroïne ne parvient pas à se détacher de son amant mort et se lance dans un récit épistolaire à sa femme.
Défaire l’amour, de Clarisse Gorokhoff, dont la narratrice se retrouve tiraillée entre utopie du couple et désir de liberté.
C’est tout pour l’amour.
À bientôt pour explorer une nouvelle thématique liée à la lecture 👋
Julia
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Et bien sûr, si ce n’est pas déjà le cas, continue à suivre et à soutenir Aux livres, etc. en t’abonnant à la newsletter ou en la partageant.
J’ai beaucoup aimé tes recommandations! Je vais essayer de les lire 😉
J’aime lire,des histoires d’amour,l’amour de l’Histoire(un de mes grands coups de cœur « les deux sœurs d’Auschwitz" de Heather Morris .Histoire d’amour en enfer histoire vécue)
J’ai beaucoup aimé ton écriture si subtile et ses clins d’œil 👏👏