Les prix littéraires, un argument marketing de plus ?
Où l’on pèse le poids d’un Goncourt (620 grammes pour Veiller sur elle) et des autres prix littéraires qui font la richesse (ahem) de la vie culturelle française. 🥇
Bienvenue dans cette 19ème édition de Aux livres, etc. 📚
Pour celles et ceux qui viennent de nous rejoindre, on aborde toutes les deux semaines une thématique liée à la littérature et à la lecture.
Ici, on se penche davantage sur l’acte de lire que sur celui d’écrire, en se situant du côté des lecteurs et lectrices.
Mon objectif : redonner une place de choix aux livres dans nos vies, arpenter le monde littéraire sans se prendre au sérieux, ouvrir le dialogue et échanger des recommandations.
Retrouve la genèse du projet par ici pour en savoir plus.
L’actualité littéraire a été forte ces dernières semaines, j’en rajoute une couche !
Bravo à celles et ceux qui avaient vu juste dans le sondage de l’édition précédente ! Vous n’avez désormais pas pu passer à côté (quoique ?), c’est Jean-Baptiste Andréa qui a remporté le prix Goncourt cette année pour Veiller sur elle.
Sans plus attendre, on plonge dans ce que représentent les grands prix littéraires aujourd’hui.
Comment parler de littérature en France sans mentionner les sacrosaints prix littéraires ?
En 2000, on recensait 1 322 prix de langue française ! Soit plus de prix que de nouveaux romans à la rentrée littéraire.
Poussez pas, y en aura pour tout le monde. 🏆
On les adore ces prix et pourtant on aime tant les détester !
La vidéo YouTube « l’arnaque des prix littéraires français » de Qu’est-ce qu’on lit ? donne un bon aperçu de la haine (oui carrément) que peuvent générer ces prix.
Pourquoi les critique-t-on autant ?
Prédominance des grandes maisons (Gali-gra-Seuil), conflits d’intérêts et guerres d’influence à répétition, littérature « à la papa » tournée vers le passé, inexistante diversité des jurys… Les détracteurs ont beaucoup de grains à moudre.
« Un écrivain qui reçoit un prix littéraire est déshonoré. » - Paul Léautaud.
Dans cette lignée, bien souvent, le roman lauréat on l’aime ou on le conjure.
Les prix ont le don de polariser les opinions mais il n’en reste pas moins qu’ils promettent une aura et une notoriété sans égal (même à ceux qui, comme Gracq ou Sartre, les refusent).
Ne serait-ce d’ailleurs tout simplement pas pour son immense influence qu’on adore les détester ?
Qu’attend-on d’un prix littéraire dans le fond ?
Nous assurer de trouver la pépite de l’année qu’il faut absolument avoir lu, distinguer un ou une autrice incontournable, saluer une approche littéraire nouvelle ?
Est-ce seulement possible ?
Le prix Goncourt nait au début du XXe siècle pour s’opposer à la littérature officielle prônée par l’Académie française. Un prix plus jeune, plus libertaire, plus subversif alors (entre Auteuil et Passy tout de même).
À l’origine, une bande de potes (ça part bien 😏), hommes de lettres, se réunissent autour d’un bon repas pour élire le « roman de l’année » ou selon leurs termes « le meilleur ouvrage d’imagination en prose, paru dans l’année ».
Rapidement, les autres grands prix se construisent peu ou prou en opposition au Goncourt (trop lent, trop masculin, trop conformiste…) pour choisir le « encore plus meilleur roman que celui que le voisin aime bien ».
Pour chacun, le spectre varie mais l’ambition reste la même : distinguer une œuvre parue dans l’année, la plus au goût du jury (pas la plus populaire, pas la plus romanesque ni la plus juste… la plus appréciée de CE jury).
C’est ce qui dérange avec les prix. On remet entre les mains d’une poignée de personnes (absolument pas représentatives des lecteurs — et encore moins des lectrices) la responsabilité de couronner un roman pour l’année. Alors qu’on le sait, les conflits d’intérêts sont légion (les jurés sont principalement — depuis l’origine du Goncourt — des hommes de lettres comme on l’a vu) et il règne un fort entre-soi, on est bien en droit de s’interroger sur la valeur du prix.
« Nous n’espérons pas gagner tel prix parce que les jurés sont des phares et des modèles, mais parce que ça nous permet de vendre des livres. Moi, ce que je me demande, c’est : pourquoi ces gens-là font ce qu’ils veulent ? C’est quoi ce crachat à la figure de la parité ? C’est quoi cette histoire de juré à vie ? Souvent, je ne vois plus trop où la liste des jurés s’arrête et où celle des lauréats commence : ce sont les mêmes hommes qui remettent le prix et qui le reçoivent. » — Alice Zeniter.
Des événements plus médiatiques que littéraires.
En analysant les parutions depuis les années 90 (dans ces géniaux ateliers de la BNF), on constate que les grands prix ont tendance à récompenser les genres dominants du moment (histoire, guerre, biopic, autofiction…). On se retrouve principalement face à des livres faciles à comprendre, qui peuvent aisément s’insérer dans le champ médiatique. Il serait donc moins question de littérature et de textes que d’histoires à raconter.
Les prix mettent la lumière et orientent les lecteurs vers un éventail d’œuvres dès la fin de l’été, pour faire le tri parmi la vaste rentrée littéraire. Ou plutôt une présélection de celle-ci… puisque, rappelons-le, les nominés sont inscrits sur les listes des prix par les éditeurs eux-mêmes.
Et non, les jurés ne lisent pas les 600 romans de la rentrée littéraire, mais ceux recommandés par leurs amis collègues homologues éditeur·ices ou attaché·es de presse !
Vous les voyez venir les biais de sélections ? Ce sont pourtant eux qui finiront par consacrer une poignée d’auteurs et autrices.
Car un bandeau rouge « Prix ____ 2023 » fait vendre, beaucoup…
Pour prendre l’exemple de ma librairie de quartier, dans l’après-midi même de la remise du Goncourt, un mardi tout calme (sauf rue Gaillon à Paris), quatre exemplaires sont partis en quelques heures (ensuite il n’y en avait plus pour répondre à la demande).
L’accueil est immédiat et le prix pousse littéralement les lecteur·ices en librairie !
Et heureusement, en un sens, qu’ils sont là pour ce qui touche à la survie de nos commerces préférés.
En moyenne, un Goncourt s’écoulera à 400 000 exemplaires. Saluons le million atteint par Hervé le Tellier avec l’Anomalie. Et certaines années, la sauce prend moins avec environ 200 000 copies en 2022 pour Vivre vite de Brigitte sujet trop dur ? Une overdose d’autofiction ? La réussite reste toujours liée à l’emballement généré auprès du grand public.
Alors il faut les lire ou pas les Goncourt, Renaudot et consorts ?
Je n’ai lu qu’un roman primé par un grand prix cette année (Westen de Maria Pourchet — prix de Flore, mon avis avait été rapidement donné ici), je lis en ce moment le prix Décembre et Médicis (Que notre joie demeure, Kevin Lambert).
Je ne suis pas encore sûre de lire le Goncourt (Veiller sur elle, J-B Andréa) ni le prix des Deux Magots (À ma sœur et unique, Guy Boley), j’ai déjà dit que le Femina (Triste Tigre, Neige Sinno) m’effrayait mais j’y viendrai, je suis très tentée par le Renaudot (Les insolents, Ann Scott) et le prix du Roman de l’Académie Française (Une façon d’aimer, Dominique Barbéris) me fait gentiment de l’œil.
Comme quoi, même (surtout ?) quand on s’intéresse de près aux livres, on n’est pas obligé d’avoir une relation définitive aux prix littéraires.
Ces consécrations automnales servent avant tout de guide à celles et ceux qui ne lisent pas ou peu. Ils mettent toutefois la lumière dès leur sélection sur des titres à découvrir, selon ses goûts et ses envies.
Chacun fait bien ce qu’il veut !
Passée cette remarque qui ne se mouille pas…
Il faut surtout prendre les prix pour ce qu’ils sont !
Bien sûr qu’ils entretiennent une certaine vision de la littérature, par des hommes (majoritairement, Femina mis à part) de plus de 60 ans et principalement blancs.
On ne peut pas s’attendre à y déceler des pépites révolutionnaires, exercices de genre, jeune auteur visionnaire… ou même à des livres qui nous touchent nous personnellement.
Avez-vous déjà vu la foule de vidéos « j’ai lu tous les prix de l’année (et c’est la cata) » sur YouTube ?
Mais c’est bien normal que tout le monde ne les aime pas ! Ils ne peuvent (et ne doivent) pas être des références absolues.
Si vous êtes branché·e littérature de genre, si vous avez une approche progressiste de la littérature, si ce sont les questions féministes qui vous intéressent, inutile de se faire du mal.
Ce sont des prix remis par un jury probablement loin de vous.
S’il m’est arrivé d’adorer certains Goncourts (Nicolas Mathieu en tête de file 🙏), je préfère les prix plus confidentiels : celui de L’Instant par exemple (évidemment), le prix des libraires, le prix Le Monde en général, le prix Inter…, dont les jurés me semblent plus proches de mes propres goûts.
À vous de trouver les prix qui vous correspondent… ou à continuer de lire les grands prix pour prendre plaisir à les basher 😈
Le Goncourt est-il pour autant un passeport pour la postérité ?
Les romans primés d’aujourd’hui seront-ils les classiques de demain ?
Si l’on se fie à l’historique et aux œuvres premièrement élues, elles n’ont pas toutes traversé le temps. Qui lit encore Pierre Gascar, Louis Pergaud ou Anna Langfus ? (J’avoue, pas moi.)
Saluons à ce propos le travail remarquable de la chaîne YouTube Oublieuse postérité qui remet en avant des auteurs et autrices oubliés.
Les lauréats chaque année restent des romans dans l’air du temps et si l’on veut toucher au génie posthume, le prix Nobel serait incontestablement le plus recommandable. Mais nous serions bien en peine de juger aujourd’hui des grands succès de demain. Un sujet à explorer dans une prochaine news ?
Les prix littéraires ne survivent que par l’importance qu’on leur accorde.
Alors finissons-en avec ce sujet et retournons lire des livres qui nous font de l’œil, confidentiels, délicats et puissants, loin des sentiers battus et éclairés de l’intérêt général. Parlons-en, passons le mot pour que dans les médias, la seule petite place pour la littérature ne soit pas réservée d’emblée au Goncourt.
3 romans découverts grâce à des prix et que j’ai adorés
Comme quoi c’est possible ! Les aimeras-tu aussi ? Ils sont tous désormais disponibles en Poche, profites-en. 😊
👼 Elle a menti pour les ailes, Francesca Serra, prix Le Monde 2020.
Le pitch : Un concours de mannequins est organisé dans une station balnéaire du sud-est de la France. Garance Sollogoub, la fille d’une professeure de danse, est d’ores et déjà donnée favorite. Elle attire l’attention d’un groupe d’adolescents plus âgés et accepte quelques sacrifices pour s’y intégrer. Quelques mois plus tard, elle disparaît.
C’est un roman moderne, ancré dans la réalité des adolescents aujourd’hui. Il y est question d’hyperconnexion, d’emprise morale, de harcèlement. Et surtout, d’une jeune fille qui se cherche (et se perd, donc). L’écriture sonne juste, l’alternance de points de vue (dont des extraits de conversation par texto qui ne paraissent jamais clichés) nous transporte et opère comme un véritable page turner. C’est haletant, prenant, fascinant. Un coup de cœur qui mérite d’être lu si vous êtes sensibles au thème de l’adolescence, aux histoires qui explorent notre époque et aux plumes incisives et captivantes (bref, lisez-le !).
Je l’aime encore plus car c’est un premier roman, d’ailleurs plutôt rares dans les prix littéraires (sauf bien sûr ceux qui leur sont dédiés).
🥊 Fief, David Lopez, prix du livre Inter 2018
Encore un premier roman, finalement, ne seraient-ils pas si rares ?
Le pitch : Quelque part entre la banlieue et la campagne, là où leurs parents avant eux ont grandi, Jonas et ses amis tuent le temps. Ils fument, ils jouent aux cartes, ils font pousser de l’herbe dans le jardin, et quand ils sortent, c’est pour constater ce qui les éloigne des autres.
Dans cet univers à cheval entre deux mondes, où tout semble voué à la répétition du même, leur fief, c’est le langage, son usage et son accès, qu’il soit porté par Lahuiss quand il interprète le Candide de Voltaire et explique aux autres comment parler aux filles pour les séduire, par Poto quand il rappe ou invective ses amis, par Ixe et ses sublimes fautes d’orthographe. Ce qui est en jeu, c’est la montée progressive d’une poésie de l’existence dans un monde sans horizon.
Je ne dirai pas mieux ! C’est juste et poétique, malgré la laideur autour.
Ce livre a opéré comme un véritable coup de poing. Le style est vif, impactant. Il s’accorde parfaitement à l’univers de la boxe et de ces jeunes hommes désœuvrés, issus d’un milieu enclavé.
🫢 Le voyant d’Étampes, Abel Quentin, prix de Flore 2021
Lu sur recommandation d’un ami plus que pour l’obtention du prix, mais il a toute sa place ici.
Le pitch : universitaire alcoolique et fraîchement retraité, Jean Roscoff se lance dans l’écriture d’un livre pour se remettre en selle : Le voyant d’Étampes, essai sur un poète américain méconnu qui se tua au volant dans l’Essonne, au début des années 60. A priori, pas de quoi déchaîner la critique. Mais si son sujet était piégé ? Abel Quentin raconte la chute d’un antihéros romantique et cynique, à l’ère des réseaux sociaux et des dérives identitaires. Et dresse, avec un humour délicieusement acide, le portrait d’une génération.
Ce roman passe effectivement l’époque au vitriol en dénonçant les « nouvelles puissances » woke, mais ce prétexte permet habillement de décortiquer et vulgariser ces concepts (du féminisme intersectionnel, à l’appropriation culturelle en passant par le privilège blanc). Même Mari Kondo y passe en tant que figure de notre époque. Le narrateur a un côté houellebecquien, désuet et terriblement attachant quand il se remet en question.
La capacité de l’auteur à dépeindre des personnages justes et vivants est dingue et son style, cynique et sarcastique, nous emporte.
Ce roman, surtout, prône la nuance, c’est précieux !
Un extrait à propos de l’éditrice du narrateur pour vous faire une idée.
L’éditrice donnait tous ses rendez-vous au bar d’un grand hôtel. Sans doute avait-elle le souvenir d’auteurs anglais ou américains qui faisaient cela, elle trouvait ça chic, cela lui donnait un genre citoyenne du monde, étrangère dans sa propre ville, constamment jetlaguée, ou de nympho mystérieuse, enfin un genre, et de façon générale un genre ne s’acquérait (dans ce milieu comme dans d’autres) qu’en se tenant à une habitude jusqu’à la caricature et la monomanie, un toc qui devenait une signature, la preuve d’un esprit original et indépendant. Alors elle ne buvait que des infusions dans des bars d’hôtel, cette conne, c’est vraiment ce qu’elle faisait depuis trente ans. Quelle épouvantable pétasse, pensais-je en poussant les portes à tambour de l’hôtel Raphaël, me chauffant tout seul.
Si tu préfères te fier au jury de Drouant,
voici le meilleur du fameux prix selon l’Académie Goncourt et le Figaro, dans lequel on retrouvera sans surprise Proust, Gary (et Ajar), Simone de Beauvoir, Malraux, Duras, Modiano… et des auteurs plus confidentiels.
C’est tout pour aujourd’hui ! 📘
Rendez-vous dans deux semaines.
D’ici là, lisez bien (grands ou petits romans). 👋
En ce moment difficile on a vraiment envie de livres feel good et ton article arrive à point nommé ! Je vais courir à la librairie V’e sera mieux que de prendre des antidépresseurs !!!!
Bravo Julia
Merci pour cette analyse sur ces prix littéraires qu'on aime tant aimer et détester.
Perso, je n'en fais pas un critère mais ça me permet de temps en temps de découvrir des auteur(-ice)s ou de me laisser tenter en lisant les synopsis des œuvres primées.
Tout à fait d'accord avec toi pour l'appréciation des prix "de seconde zone" (Le Monde, le livre Inter) : ils me semblent souvent plus proches de mes goûts. J'ajouterais le Goncourt des Lycéens qui est toujours top selon moi !