La lecture n'est pas le remède à tous nos maux
Dans un monde où l'on en vient à comparer la littérature à TikTok, ou comment on assomme les jeunes d’injonctions sur le livre pour bien les en dégouter.
Bienvenue dans cette 30ème édition de Aux livres, etc. 📚
Pour celles et ceux qui viennent de nous rejoindre, on aborde toutes les deux semaines une thématique liée à la littérature et à la lecture.
Ici, on se penche davantage sur l’acte de lire que sur celui d’écrire, en se situant du côté des lecteurs et lectrices.
Retrouve la genèse du projet par ici pour en savoir plus.
Un petit palier psychologique est franchi aujourd’hui : déjà 30 éditions pour Aux livres, etc.
On a exploré ensemble plusieurs genres littéraires (la nouvelle, la romance et le feel good), on s’est questionné sur TikTok, les livres audios, on a parlé poésie et classiques, livres de cuisine et autofiction…
Me replonger dans les archives et parcourir mes éditions préférées me procure un sentiment de fierté (faut le dire) et de satisfaction face à tout ce que cette newsletter m’a permis d’apprendre.
Sans parler des nombreux liens tissés.
Merci d’être là et de partager cette joie avec moi 🫶
Aujourd’hui, c’est sous un format inédit, celui d’un coup de gueule (ou d’un coup de poing dans le mur de la bibliothèque) qu’on touche du doigt un vaste sujet : la lecture et les jeunes.
Allons-y tout de go.
(Ou let’s go tout de suite, comme tu préféreras.)
Tout est parti de cette vidéo que m’a partagée mon amie Sarah.
Je résume pour celles et ceux qui préféreraient s’épargner du temps sur les réseaux sociaux (de rien).
Gabriel Attal a fait un discours à l’Assemblée nationale (« je ne veux pas d’un pays où TikTok remplace les romans »), en réaction à l’étude du CNL sur les jeunes et la lecture.
Et en effet, les résultats de cette étude sont plutôt alarmants, mettant notamment en lumière le fait (bien connu) que les jeunes passent 10 fois plus de temps sur un écran qu’à lire des livres (comme leurs parents ?).
Le temps d’écran moyen pour une personne de 16-19 ans est de 5h10 par jour. Ça laisse, effectivement, assez peu de place pour autre chose. 😵💫
Le constat est terrifiant, bien sûr qu’il me touche et me chagrine, mais…
N’en a-t-on pas marre de toujours opposer écrans et livres dans le discours public ?
L’essayiste et journaliste Mathieu Slama réagit en soulignant la dimension réactionnaire et conservatrice de ce discours, soulevant un mépris de classe de la part du Premier ministre.
« On peut ne pas lire et être tout à fait pertinent dans sa vision du monde ».
Puis on sombre un peu dans le pathos et le populisme avec des arguments du type « j’ai des amis qui ne lisent pas mais qui sont des gens bien », bon.
« Il faut arrêter avec ce mythe de tout le monde lit, ce n’est pas vrai, ça n’a jamais été le cas ». Tout va bien alors ? Et, les chiffres du CNL à propos de la lecture chez les jeunes reculent encore ces dernières années.
« Je regrette que la littérature soit plus consensuelle aujourd’hui ? » AH BON ?
« On peut voir plus de subversions chez certains influenceurs ». EUUUUH OK !
« On n’a pas entendu pendant la réforme des retraites les artistes et écrivains ». Ah, réagir à chaud sur l’actualité fait partie de la fiche de poste de tout bon auteur ou autrice ? Cela semblerait plutôt être le propre des personnes qui cherchent la lumière (Mathieu, est-ce toi que je vois là-bas dans le noir ?) de vouloir donner fort leur point de vue sur tout, tout de suite ! Les artistes, eux, vivent l’époque, s’en imprègnent, la digèrent, pour produire une œuvre qui n’est pas immédiate, qui demande du temps, de la nuance. Qui sort justement de l’immédiateté subie par les réseaux sociaux et influenceurs. Il y a certes un rôle politique des artistes mais qui ne devraient pas s’exprimer dans les médias chaque soir sur BFM ; ce sont leurs œuvres qui parlent le mieux.
Bref.
Pour Mathieu Slama, il y a aujourd’hui une volonté de contrôle sur la jeunesse. Sans m’attarder sur la politique de notre gouvernement, je pense plutôt qu’en tant que société, il y a une volonté (un devoir) d’éducation et d’accompagnement des enfants.
Mais, là où je rejoins (enfin) Mathieu Slama, c’est qu’il y a une dimension culpabilisante dans les discours sur la lecture.
Ce n’est pas grave de ne pas lire.
Mais, c’est bien (bon, jouissif, émouvant, bouleversant, fondateur…). Et il faut toucher du doigt ce plaisir pour le savoir.
J’en suis donc venue à me demander si la lecture n’aurait pas un problème de positionnement ?
As-tu déjà essayé de dire à un ado accro à TikTok « pourquoi passes-tu tout ton temps sur ton écran ? Ouvre les Fleurs du mal et laisse enfin le rêve, élever tes sens et raviver ton âme. »
Déjà je doute que tu t’adresses à un enfant en alexandrins, mais surtout jamais un tel gap ne te viendrais à l’esprit car jamais, l’ado, pris sur le fait n’a la moindre chance de répondre « mais c’est bien sûr très cher ! Depuis bien trop de temps je me fourvoie. Voilà ce que, sans le savoir, j’attendais ; un albatros, une muse, une fenêtre ouverte vers un horizon nouveau. Merci pour cet éclair de joie, ce flambant élan fort à propos. »
Au mieux, il sera contraint et forcé et prendra le livre tendu à contrecœur. Fort à parier que, comme les épinards de la cantine, il ne retienne pas un tendre souvenir de cette expérience.
Et si on essayait d’être moins manichéen dans l’approche du temps et des loisirs ?
En général, on ne doit pas formellement choisir entre écrans et livres pour s’occuper. Les options sont bien plus vastes. Un moment libre peut être alloué de mille façons, la lecture est UN des choix offerts face aux écrans.
Alors pourquoi toujours confronter ces deux activités ?
Certes l’étude a été en l’occurrence commandée par le CNL mais dans le traitement de l’information, peut-on laisser de la place au sujet global qui choque (le temps d’écran) sans forcément et systématiquement le mettre en balance face à la lecture ?
C’est, à mon avis, positionner le livre pour ce qu’il n’est pas et le stigmatiser.
Parfois on utilise un écran pour garder le lien avec ses proches et ses amis, mobilisons le sport, les rencontres IRL, les cafés et lieux de vie, les appels…
Parfois on utilise un écran pour se divertir. Le livre est une option, comme le sont le cinéma, le théâtre, le sport à nouveau…
Parfois — souvent — on a recourt à un écran parce qu’on s’ennuie, comme un réflexe. C’est là que le gouffre de temps passé se crée (et parce que les applications bien connues sont fortes pour capter notre attention). C’est là qu’un livre peut sauver.
Encore faut-il en avoir un à portée de main. Mais fort heureusement on peut aussi lire sur ces petits écrans.
Quand l’écran sert à lire, il devient tout d’un coup OK.
Jamais on ne fustigerait le livre numérique (même si les études sur la lecture sur écran relèvent qu’on imprime moins ce qu’on lit, mais c’est une autre histoire).
Quand on utilise un écran pour apprendre, c’est OK.
Quand on utilise un écran pour faire une visio avec un parent éloigné.
Alors c’est bien que le problème ne se joue pas sur le choix entre écran et littérature mais bien contre les écrans.
D’ailleurs, le problème n’est pas les écrans, c’est l’hyperconnexion.
Alors arrêtons avec les injonctions littéraires.
Arrêtons de mettre le livre en première ligne, de le brandir comme remède au mal.
Je me désole que la littérature revête encore cette dimension bourgeoise, statutaire, une porte de salut social, alors qu’elle est (évidemment) bien plus que ça et qu’elle gagnerait à être présentée (et appréciée) différemment !
Donnons envie de lire aux enfants, sans leur faire la leçon sur l’utilisation des écrans.
Facile à dire ? Étudions tout de même quelques pistes.
Mettre des livres que les enfants aiment entre leurs mains. Par exemple, Roald Dahl, ça fonctionne toujours bien. S’inspirer des séries qu’ils apprécient ; on a vu le phénomène à l’œuvre avec Lupin, plus récemment le problème à trois corps (bien que moins accessible pour de très jeunes). Dans la même veine, arrêtons de dénigrer les mangas, qui ouvrent la porte de la lecture et forgent des habitudes, un attrait et créent des liens sociaux, qui plus est. Ce qui se joue à cet âge-là c’est le goût pour la lecture, faire de cet humain un lecteur.
Aller en bibliothèque. C’est un lieu social et fédérateur autour de la lecture où l’on fait des découvertes librement (et gratuitement, pour tous, faut-il le rappeler), des rencontres, des expériences. Les bibliothèques sont des espaces de vie, investissons-les avec nos enfants.
Donner l’exemple ; évidemment, c’est toujours plus simple quand les parents lisent. Mais encore une fois, le problème n’est pas seulement entre les pages d’un livre, c’est toujours plus simple quand les parents ne sont pas bloqués dans des boucles d’algorithmes sur leur portable. L’étude du CNL citée plus haut met justement en avant le fait que les premiers influenceurs pour la lecture sont les mères. Une pression supplémentaire sur les femmes qui n’est pas la bienvenue ? Et si on y voyait plutôt l’opportunité de prendre ce temps pour soi et pour son enfant ? Les pères ne remontent visiblement pas encore dans les résultats de l’étude (l’inégalité homme/femme face à la lecture — on en a déjà parlé — vient renforcer les inégalités au sein du foyer et de l’éducation ?) mais il est vital, crucial, capital (tout ce que tu voudras en -al) qu’ils endossent aussi pleinement ce rôle et leur responsabilité dans les loisirs et l’éducation des enfants.
« Il faut continuer ce partage (ndlr : lire avec son enfant), même une fois que l’enfant sait lire tout seul, après 6-7 ans. Les grands lecteurs sont d’abord ceux qui ont aimé la lecture à cet âge-là, qui l’associent à des souvenirs positifs. » Régine Hatchondo, présidente du CNL.
Pour les jeunes parents, j’avais abordé la question des bébés et des livres par ici, une édition dont je suis particulièrement fière (j’ose le dire) parce qu’elle a incité mon amie libraire de la Nouvelle Page à refaire son stock de Thierry Dedieu (clique donc ci-dessus si tu ne connais pas et que tu as un enfant de moins de trois ans).
J’ai partagé ici quelques pistes de réflexion individuelles mais il est évident que des actions collectives sont également nécessaires, notamment pour les publics les plus éloignés du livre.
Si devenir lecteur est une habitude qui se forge dès le plus jeune âge, donnons la possibilité aux enfants de découvrir ce plaisir, offrons-leur cet espace, suscitons le désir mais arrêtons de les « redresser » et de punir leurs mauvaises habitudes en brandissant un livre comme la solution miracle à tous les maux de l’époque.
Offrons-leur les clés mais foutons-leur la paix.
Et surtout, foutons la paix aux livres !
Les livres à offrir à un·e ado
Faites-leur confiance, laissez-les choisir ! C’est la chance dont j’ai bénéficié en flânant dans les bibliothèques et librairies (OK surtout au Virgin Megastore des Champs-Élysées, RIP !). Je ne saurais que recommander de laisser cette part de liberté.
Sinon, pour initier la démarche ou faire naitre la flamme, voici quelques idées de cadeaux.
Au lycée — La vie devant soi, Romain Gary
Faut-il encore présenter ce chef d’œuvre de la littérature ? Une très belle histoire sur les relations humaines qui n’occulte en rien la noirceur du monde. On serait tenté de dire qu’il y a tout dans ce roman (amitié, famille, amour, mais aussi la pauvreté, la maladie et la mort). Le style est brillant mais très abordable pour des jeunes.
Pour l’anecdote, Marius Rivière (que j’avais interrogé ici ; et attention, il est capital d’aller découvrir son travail si tu ne le connais pas encore) est intervenu cette année dans une classe de seconde du lycée Montgrand à Marseille pour proposer un travail vidéo autour de cette œuvre. Les élèves se la sont super bien appropriée et ont été embarqué·es par le roman. S’il fallait une preuve du pouvoir de la littérature. 🙃
Pour celles et ceux qui auront la chance d’y assister, la vidéo sera projetée le 23 mai dans le cadre du Festival Oh les Beaux Jours à Marseille.
Au collège — Harry Potter, JK Rowling.
Un grand écart après Gary, mais est-il aussi utile de le présenter ? Je ne sais plus où j’ai entendu ou lu que désormais la saga est offerte à des enfants de 7-8 ans par des parents impatients de partager leur passion pour Poudlard et le Quiditch. Pourtant, avant 11 ans, ces livres restent difficiles à appréhender (sauf éventuellement le 1). Patience. Fiez-vous aux facultés de votre enfant.
Harry Potter à l’école des sorciers, était encore la deuxième meilleure vente du rayon roman jeunesse en 2023.
Pour sortir des sentiers battus et m’assurer de ce que les plus jeunes aiment en ce moment, je suis allée demander quelques recommandations supplémentaires à Sandrine de la Librairie L’instant.
Niveau collège
Histoires naturelles, Xavier-Laurent Petit. Une belle découverte avec cet auteur français et ces trois livres très accessibles et touchants, qui font voyager aux quatre coins du monde.
La guerre des clans, Erin Hunter. Cette série littéraire qui a commencé en 2003 est devenue un grand classique. Les héros sont des chats sauvages (j’aurais tant aimé) réunis en clans que l’on suit dans de fantastiques aventures.
Sherlock, Lupin et moi, Irène Adler. On parlait de Lupin plus haut, voici une série policière qui surfe bien sur cet univers, en suivant les aventures de jeunes adolescents. Le côté sériel fonctionne toujours très bien sur les enfants.
Niveau lycée
Indian Creek, Pete Fromm. Un roman d’aventure au rayon adulte qui sera tout à fait à propos pour un jeune à partir de 17 ans. Ce récit initiatique nous emmène au milieu de la nature sauvage, dans un élevage de saumon où un jeune de 18 ans va devoir apprendre à se débrouiller seul.
Le clan des Otori, Lian Hearn. Là encore nous sommes sur un roman édité aussi bien au rayon littérature (adulte) que jeunesse. Cette série de romans aux airs de manga, dans un Japon médiéval, plait toujours.
Sandrine conseille les yeux fermés la sélection jeunesse de libraires en Seine, du lourd !
On se retrouve dans deux semaines pour une nouvelle édition.👋
D’ici là, lisez bien ou flânez le nez en l’air, les yeux loin des petits écrans 😎
Bravo pour le sujet du jour, j’ai bien aimé ton analyse ! Je te rejoins totalement sur la lecture qui devient une injonction rangée dans la catégorie des choses chiantes mais qui font du bien : manger sain, faire du sport et lire. Comme les 10 000 pas par jour, lisez 10 pages par jour. Ben non c’est chiant. J’ai envie que la lecture reste un plaisir qui n’est pas que sage.
Et surtout, c'est toujours une certaine lecture qu'il faudrait lire. Pas de la littérature de genre par exemple 🙄
De toute façon, les jeunes, ils font jamais rien de bien, la preuve, même Socrate s'en plaignait 😆
Blague à part, je suis d'accord, c'est pénible de vouloir toujours tout opposer. Merci pour ce sujet !